Par Nizar Ben Saad *

La Tunisie suffoque, se suicide économiquement, mendie pour vacciner un peuple sans aucune perspective salvatrice. Les jeunes migrent au risque de leur vie. Le régime fonctionne dans l’opacité la plus totale, couvert par la loi de l’omerta. Certains députés corrompus ontréussi à faire de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) un lieu d’intrigues florentines ! Leurs menées secrètes et sans doute subversives pour s’arcbouter au pouvoir et jouir des privilèges et des faveurs «aux frais de la princesse » n’attirent, auprès du plus grand nombre, que mépris courroucé. En agissant ainsi, ils ne font que révéler la grande fragilité de cette grande institution, cachée derrière un masque en carton-pâte.
Devant l’ultimatum fixé au 25 juillet 2021 parle dirigeant du mouvement Ennahdha, Abdelkarim Harouni, au gouvernement pour verserla somme vertigineuse de 3.000 millions de dinars au titre des indemnisations des «victimes de la dictature », le ton de la protestation est lancé. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La rue se sent, plus que jamais légitime, confortée dans son entreprise de remettre en question le gouvernement et son cadre politique.
C’est dans ce contexte de désarroi et d’affaiblissement des institutions de la deuxième République que toutes les parties populaires, civiles et partisanes du pays ont manifesté le 25 juillet.Une date sans doute mémorable qui coïncide avec la fête de la République, mais aussi avec l’assassinat du député Mohamed Brahmi, cinq mois après celui de l’opposant Chokri Belaïd.
L’histoire citoyenne se répète : telle celle du 14 janvier 2011, la joie et la liesse populaires explosent dans toutes les rues du pays, à l’instar du premier acte de ladite révolution arabe ! Le Président de la République acte la volonté du peuple tunisien. Des mesures immédiates ont été prises, saluées par la rue comme une œuvre de salut national, dont en particulier le gel de l’ARP et la dissolution du gouvernement, quintessenciés comme la source de tous les maux qui accablent le pays depuis les dernières élections. Ce faisant, le Président actionne l’article 80, bien que controversé en l’absence de la Cour constitutionnelle, prenant ainsi en main les destinées du pays. Mais était-il possible d’agir autrement devant l’urgence d’éviter une guerre civile ?

Une prédominance déstabilisante de l’organe législatif sur l’exécutif

La Constitution du 27 janvier 2014 a sans doute ses bienfaits, notamment au niveau des libertés fondamentales, mais le régime politique mis en place, où l’équilibre des pouvoirs est loin d’être préconisé, cultive la confusion, entretient un flou insidieux, car ni tout à fait présidentiel, ni tout à fait parlementaire, avec une nette omnipotence de l’ARP.
Cette hybridation n’a cessé depuis d’ankyloser les institutions du pays, de fausser l’équilibre des pouvoirs, de créer un déséquilibre flagrant entre le Président de la République et le Chef du gouvernement d’un côté et, entre le gouvernement et l’ARP de l’autre. D’où la montée progressive des interrogations sur les dysfonctionnements du système politique tunisien.
Il est sans doute aberrant que le Chef de l’Etat, élu au suffrage universel direct, jouissant par conséquent d’une légitimité populaire égale à celle de l’Assemblée des représentants des peuples, ne bénéficie que de peu de prérogatives par rapport au Chef du gouvernement, désigné par la majorité parlementaire, sur la base de son programme, sans véritable assise populaire, et qui se trouve, paradoxalement, investi de pouvoirs immenses. Comble de déraison et de dérision : même les compétences régaliennes dont jouit le Président ne lui sont pas attribuées à titre exclusif mais il les partageait avec le Chef du gouvernement, voire avec le président de l’ARP. De là, la diplomatie aventureuse qui a marqué la politique étrangère de la Tunisie depuis 2011. De là aussi, la diplomatie parallèle fondée sur le mensonge et la manipulation.
Corrélativement, le mode de scrutin aujourd’hui en vigueur à la proportionnelle aux plus forts restes et choisi en 2011 pour l’élection de l’Assemblée nationale constituante, pourrait être à terme appelé à son tour à être corrigé dans le sens de l’efficacité et du pragmatisme. Ce mode de scrutin ne peut donner naissance qu’à une ARP hétéroclite où aucun parti politique ne pourra obtenir la majorité absolue. D’où l’instabilité gouvernementale chronique que subit la Tunisie depuis 2014. Instabilité qui profite largement à certains partis politiques qui cherchent à gouverner à travers des majorités de coalition, par essence fragiles, car reposant sur des intérêts plutôt particuliers, comme ce fut le cas entre les partis politiques vainqueurs en 2014 : Nidaa Tounès et Ennahdha. Sans perdre de vue l’ignominieux « nomadisme » politique, permettant à des groupes parlementaires de changer au gré des intérêts individuels, toujours au plus offrant (…). Un nouvel équilibre doit être trouvé entre responsabilité et pouvoir.
Ce n’est probablement qu’à travers un référendum d’initiative populaire surle changement du régime politique et du système électoral, que nous pourrions définitivement renverserles barrières du soupçon et de la méfiance.
Autrement dit: «Mobilisons-nous pour la Tunisie», qui n’est autre qu’un sursaut en faveur de la Tunisie. C’est là que réside la participation citoyenne, le pouvoir citoyen.
Ce choix n’est pas simplement une affaire de goût mais une vérité à caractère politique et éthique. La démocratie participative demeure un idéal. Mais pour l’heure, la Constitution reste inchangée ; l’urgence est ailleurs, il s’agit d’écouter la volonté populaire qui aspire à la justice immédiate et à maintenir la paix économique et sociale.

Restituer la justice républicaine et redynamiser la démocratie citoyenne

Comment pouvait-on espérer une éclaircie dans un tel climat politique aussi délétère, pestilentiel ? Le constat est unanime, poignant: la crise aiguë que traverse la Tunisie réside plutôt dans le régime politique adopté depuis 2014 et qui s’est révélé hybride, bâtard, gouverné plutôt par des personnes et par des caprices que par des lois saines et raisonnées. Peut-on perpétuer un système conçu diaboliquement sur mesure, aux formes radicalement menaçantes, autour du mythe du « grand changement », laissant libre cours aux interprétations les plus insensées, où anarchisme et idéologies mensongères ne pouvaient aboutir qu’à une incompréhension des enjeux nationaux et internationaux ?
En proclamant la levée de l’immunité parlementaire pour tous les députés de l’ARP, et en s’engageant à suivre en personne le Parquet dans toutes les affaires, dont celles traitant de corruption, impliquant les députés, le Président répond ainsi à la demande des manifestants. Frustrés, les Tunisiens ont viscéralement besoin d’ordre, de visibilité, d’éthique, de justice, d’opportunités, de progrès, de stabilité dans toutes ses interférences positives. Ils ont surtout besoin de rompre radicalement avec la corruption qui mine insidieusement le pays, de bannir l’opportunisme d’une minorité hélas agissante qui continue à faire fi des valeurs les plus élémentaires de la République. Ceci ne peut se réaliser, compte tenu des défis transnationaux, sans un système politique fiable et pérenne le plus à même d’assurer une bonne gouvernance, en l’occurrence un régime présidentiel constitutionnel, gage d’un futur stable et prospère.

Progressistes de tous bords : unissez-vous

Dans cette perspective, une « troisième » république est-elle envisageable, possible et souhaitable ? À terme sans doute. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit nullement de faire table rase des acquis de la Première et de la Deuxième République, mais de moderniser et de démocratiser afin de mieux contrôler l’efficacité de la gestion publique, permettant ainsi de mettre fin à l’anarchie, à l’impunité et à la querelle de prérogatives entre les trois têtes de l’Etat qui ont fait rage.
C’est pourquoi il est temps de se libérer du joug de la bipolarisation qui a prédominé depuis 2011 ; il est temps de se rebiffer contre les tendances réactionnaires et idéologiques, contre la frivolité, l’orgueil et l’opacité de ces hommes politiques pour le moins obséquieux.
La nature a horreur du vide ! La majorité dite « silencieuse », en partie responsable de ce que nous subissons aujourd’hui, est enfin descendue dans la rue et est plus que jamais appelée à se mobiliser pour prendre position, à avancer des propositions progressistes en vue d’apporter sa pierre au nouvel édifice qui va se construire.
Face à ces nouveaux défis, il nous faut un gouvernement de compétences qui assume courageusement, publiquement, loin des tiraillements partisans, ses choix politiques et ses orientations sanitaires et économiques salvatrices. Il nous faut sans doute beaucoup de courage et de volonté pour stabiliser le paysage politique et sortir du paradigme toxique de la « démocratie sans le peuple ». Rien d’étonnant à ce que les déclarations hostiles aux décisions annoncées par le Président fusent de la part de la coalition parlementaire, notamment de la part des islamistes!

N.B.S.
(*) Universitaire

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