Leyla Bouzid, réalisatrice de « Une histoire d’amour et de désir», à La Presse:  «Les hommes sont appelés à renouveler leur rapport à la masculinité»

Avec «Une histoire d’amour et de désir», la réalisatrice Leyla Bouzid explore, avec justesse et délicatesse, la « première fois» d’un jeune homme issu de l’immigration maghrébine en France. Les deux acteurs Sami Outalbali et surtout Zbeida Belhajamor, la vraie et lumineuse révélation du film, y incarnent, tout au long du récit, un couple à la passion rebelle. Un couple qui se cherche et se retrouve grâce aux fragments de discours amoureux puisés dans la poésie arabe érotique. Ce long métrage a clos la Semaine de la critique à Cannes et a été couronné en août dernier par deux prix au Festival du film francophone d’Angoulême. Il est actuellement projeté dans les salles tunisiennes.


Votre second long métrage tourné entièrement en France ressuscite le personnage de Farah, protagoniste principale de votre premier long métrage «À peine j’ouvre les yeux». Vous êtes-vous attachée à ce personnage au point de continuer à suivre son itinéraire de vie ou représente-t-il plutôt un lien qui vous ramène à la Tunisie ?

En fait, quand j’ai commencé à écrire «Une histoire d’amour et de désir», je me suis rendu compte que ce film était vraiment différent du premier. Chose qui me donnait du souci : «À peine j’ouvre les yeux» avait beaucoup plu au public.  Alors que là j’attaquais un projet qui ne ressemblait en rien au premier, un film en langue française et se déroulant en France. Or, dans l’histoire, Ahmed rencontrait une jeune femme tunisienne de 19 ans. En la décrivant dans le scénario, sur le plan physique et du point de vue du caractère, Farah s’est imposée à moi d’emblée. Je me suis dit «Pourquoi ne pas la garder ?». Cela m’amusait parce que ça crée une sorte de pas de côté. On ne perd pas Farah de vue en décidant que c’est bien elle, mais en même temps ce n’est pas elle qu’on regarde, car l’attention, cette fois, est dirigée vers Ahmed. Il y a un autre clin d’œil au premier film à travers Ghalia Ben Ali, qui chante dans un concert auquel assiste la bande d’amis du film. Pourtant ici, c’est de Ghalia l’artiste interprète qu’il s’agit et non pas de Hayet, qui a incarné le rôle de la mère dans «À peine j’ouvre les yeux». J’ai aimé tisser entre les deux films une forme à la fois de rupture et de continuité.

Farah, dans ce long métrage, est une jeune femme forte, affranchie des tabous, décomplexée. C’est elle qui initie à la littérature érotique et à l’amour son partenaire Ahmed. Elle est également très ancrée dans sa culture arabe. Est-elle pour vous l’héritière de ce courant libéral par rapport au corps chanté dans la poésie des siècles des lumières arabes ?

Farah représente la femme tunisienne très émancipée, elle est également reliée à un patrimoine de la poésie arabe qu’on connaît tous mais qui n’est plus présent dans notre rapport à la culture. Nous savons que beaucoup de femmes ont été chantées dans la poésie arabe, de Leyla, à Boutheina, à Afraa. L’histoire de la religion musulmane est elle aussi marquée par la présence de personnages féminins forts et aimés tel Khadija la première épouse du prophète Mohamed.

Justement pourquoi ce répertoire d’amour et de désir dont vous parlez dans le film est-il aujourd’hui moins prégnant que des codes et des textes qui répriment et emprisonnent les corps ?

C’est une énigme. Dans mes recherches, j’ai commencé à m’intéresser à Mejnoun Leyla, duquel Aragon a tiré Le Fou D’Elsa. Puis j’ai eu entre les mains un manuel d’érotologie, Le jardin parfumé, écrit en Tunisie au XVe siècle par Cheikh Nefzaoui. J’ai découvert à quel point ce répertoire était foisonnant et multiple. Pourtant, quand on accède au lycée secondaire en Tunisie, les élèves étudient dans le cours d’arabe le ghazal, la poésie courtisane, certes avec une pédagogie peu adaptée à l’époque contemporaine. Malheureusement, il n’existe pas de passerelles pour adapter cette poésie à la vie des jeunes et la rendre plus accessible pour ce public. Oum Kalhoum, par contre, a su faire cette jonction entre ce patrimoine d’amour et le présent. Oum Kalthoum qui était adulée par le monde arabe dans son ensemble. La sensualité est très présente dans notre culture, quand on pense aux Mille et une nuits, qui a inspiré beaucoup de poètes français, dont Baudelaire, mais aussi à tout ce qu’ont repris et transmis les Orientalistes de ce monde arabo-musulman comme corpus d’images et de peintures à un moment où l’Occident était coincé dans une tradition judéo-chrétienne plutôt inhibée par rapport au corps.

L’enfermement identitaire dans les banlieues en France est une autre thématique centrale du film. Les garçons n’y sont pas forcément plus libres que les filles.  Un des paradoxes que montre Histoire d’amour et de désir consiste dans l’émancipation progressive d’Ahmed grâce à cette jeune femme très entreprenante qui vient du sud de la Méditerranée. Vouliez-vous par là bousculer clichés et idées reçues ?

Pour moi cela correspond à une réalité. En France, on me dit «voilà une inversion des choses», mais le public tunisien ne voit pas les choses de cette façon. Je voulais proposer un récit d’émancipation au masculin après avoir dans «A peine j’ouvre les yeux» raconté la première femme d’une jeune fille de 18 ans. J’ai réalisé que lorsque les femmes s’opposent à une situation, elles le font avec force et détermination. Elles sont en fait comme nées pour se révolter, vu le contexte et les conditions d’inégalité qu’elles vivent. L’opposition masculine, elle, semble beaucoup plus insidieuse, car les hommes ne sont pas supposés être brimés. D’autant plus qu’on ne montre pas un homme fragile, un homme qui doute et hésite. On a besoin de toutes ces représentations parce que les femmes ne vont pas évoluer toutes seules. Il faut bien que les hommes renouvellent leur rapport à la masculinité, à cette virilité exacerbée, à la rjouliya, comme on dit dans notre langue pour pouvoir avancer avec les femmes. Bien sûr, Ahmed n’incarne pas tous les hommes, mais il ouvre une voie pour mettre en avant l’image d’un homme face à l’expérience de l’incertitude par rapport au désir et au sentiment amoureux, un homme qui a peur de cette femme entreprenante. Dans les débats organisés en Tunisie autour du film, les filles me disent, «ton histoire nous la vivons chez nous. Toutes les femmes fortes ont connu des hommes qui ressemblent à Ahmed !».

Vous avez décrit, avec une précision quasi anthropologique, l’ambiance des banlieues en France, allant vers les détails des décors, des codes, de la langue utilisée et essaimée de quelques mots du dialecte d’origine. Est-ce le fruit de vos repérages ?

J’ai beaucoup de copines d’origine algérienne. J’ai essayé d’être attentive et au plus juste de ce que je vois, de ce que j’ai observé chez elles. Si la figure du cousin Karim, sorte de grand frère pour le personnage principal, entérine les codes de cette communauté d’origine maghrébine des banlieues, celle du père d’Ahmed les déjoue. On découvre que ce père est féru de lecture, de poésie et qu’il a été journaliste à une certaine époque en Algérie. Je voulais introduire une certaine diversité de profils au sein de cette famille. La petite sœur d’Ahmed, par ailleurs, elle aussi se démarque des stéréotypes des femmes des banlieues. L’idée était de montrer que cette «diversité française» était loin de l’image mono-identitaire qu’on veut prôner. En France aujourd’hui, on ne fait pas la différence entre les étudiants venus du Maghreb afin de poursuivre leurs études en France et les immigrés de troisième génération. On n’arrive pas à saisir par exemple que je sois «d’identité tunisienne, née en Tunisie» et non pas «d’origine tunisienne». Le film évoque le repli identitaire dans les banlieues avec tous ses paradoxes. Ainsi des éléments aussi importants que la langue ou la culture ne sont pas transmis et, sous l’effet de la banlieue, se trouvent même déformés. J’ai essayé de montrer que ce déficit n’est pas dû aux parents, qui souffrent, subissent un dénigrement ou passent leur vie à trimer. J’estime que la langue arabe devrait être enseignée dans les établissements français en tant que troisième langue, tout comme l’allemand, l’espagnol ou encore l’italien. C’est supposé être possible bien que ce sujet ait été à la source de toute une polémique en France : « apprendre l’arabe transformera les jeunes en islamistes», a-t-on prétendu. Au contraire, l’accès à une langue représente toujours une intéressante ouverture.

Les deux acteurs Zbeida Belhajamor et Sami Outalbali fonctionnent parfaitement ensemble. Comment avez-vous travaillé avec eux pour créer cette osmose ?

En fait, quand j’ai choisi d’abord Sami Outalbali, dans le rôle d’Ahmed, protagoniste principal du film, que j’ai casté en priorité, j’ai sélectionné par la suite Farah en fonction de la personnalité de cet acteur. J’ai vu plusieurs jeunes femmes puis à chaque fois j’ai testé le couple. C’est vrai qu’entre Zbeida et Sami a émergé tout de suite une sorte d’alchimie très forte qui était tout à fait palpable pendant le casting. Une fascination mutuelle à laquelle on croit. Tous deux portaient également une grande charge sensuelle dans leur manière d’être dans la vie. Cerise sur le gâteau : les deux acteurs ont une très belle voix, rauque et sensuelle. Un outil qui leur permet d’incarner la littérature et la poésie et d’en faire un élément organique.

J’avais tellement peur de perdre cette osmose détectée pendant les castings qu’on a décidé de ne pas les faire répéter ensemble pour garder entière cette force pendant le tournage. J’ai uniquement travaillé les scènes soit avec l’un ou avec l’autre en leur demandant surtout de ne pas se fréquenter hors tournage.

«Une histoire d’amour et de désir» a été sélectionnée parmi les films en compétition aux prochaines JCC. Prendra-t-il le chemin d’autres festivals de cinéma ?

La carrière du film avance bien puisqu’il est en train d’être sélectionné dans beaucoup de festivals. Il sera présent d’ici fin novembre à travers les cinq continents, y compris en Asie et en Australie.

Actuellement, il est en compétition dans l’un des plus grands festivals d’Asie, à Bussan. Il est passé à Toronto et à Vancouver au Canada. Il va représenter la Tunisie au Fespaco, à Ouagadougou, pendant la troisième semaine d’octobre. Ensuite, il sera projeté aux JCC, dans le cadre de la compétition officielle.

Ces journées qui, pour tout cinéaste tunisien, sont d’une importance capitale. «Une histoire d’amour et de désir» poursuit sa trajectoire de vie. Il est sorti en France et en Belgique le 1er septembre et on peut continuer à le voir dans les salles dans toute la France. Le public d’autres pays européens et canadiens pourra le voir d’ici les prochains mois.

Et le prochain film continuera-t-il à explorer le fabuleux destin de Farah ?

Je me penche actuellement sur une version très avancée du nouveau scénario. Pour l’instant, il n’y a pas dedans une quelconque Farah, car le personnage principal est âgé de 35 ans. Ce qui aboutit à une ellipse beaucoup trop grande pour Farah. Du coup, je n’y évoque plus le sujet de la jeunesse, ce sera plutôt un film à suspense tourné en Tunisie, dans la ville de Sousse.

Découvrez la bande annonce du film : 

 

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