Etude – Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux: «Le secteur informel en Tunisie : autorité de l’Etat ou autorité de l’informel ? »

Les appellations sont différentes : secteur informel, secteur non structuré, économie parallèle, économie cachée, économie souterraine, économie non enregistrée. Des définitions qui ont fait l’objet de plusieurs controverses et qui ont évolué selon le contexte socioéconomique du pays.


Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes) vient de publier une étude sur le secteur informel tunisien. L’intitulé de l’étude, réalisé par Pr Abderrahmane Ben Zakour, est «Le secteur informel en Tunisie, autorité de l’Etat ou autorité de l’informel ? ». Ce travail de 79 pages traite le sujet à travers plusieurs volets. La première partie parle du cadre théorique et empirique du secteur informel et dresse la liste des principales activités informelles en Tunisie. La deuxième partie fait une radioscopie des activités informelles en Tunisie et présente les solutions pour la formalisation et la légalisation du secteur. La troisième et dernière partie parle de l’Etat et l’informel, déliquescence de l’Etat, corruption, jeu démocratique et enjeux stratégiques et présente quelques expériences informelles de certains pays, comme le Maroc, le Vietnam, la Chine, le Portugal et l’Inde.

Un aspect multidimensionnel

Dans son introduction, Abderrahmane Ben Zakour écrit : «Depuis plus de quatre décennies, le secteur informel tend à émerger sur le plan de la théorie économique aussi bien que celui de la politique de développement comme une réalité économique structurelle de par ses dimensions planétaire, nationale, urbaine et même rurale. Il a une très forte relation avec l’effritement de la société salariale et son aspect socioéconomique».

Selon lui, de nos jours, cet aspect multidimensionnel s’affirme de plus en plus, et ce, à plusieurs niveaux. Au stade planétaire, et selon un rapport des Nations unies (année 2000), l’informel touche directement ou indirectement plus des trois-quarts des pays et de la population mondiale, surtout celle des pays du tiers monde (Afrique, Asie, Amérique latine…). Pour sa dimension nationale, il est lié avec le degré de développement du pays. Ainsi, plus le pays est pauvre plus la part de l’informel est importante. Cette part varie entre 20 et 50 % voire plus, selon les pays. Sa dimension urbaine découle du fait qu’il se développe et inonde les méga-villes (méga-urbanisation) du tiers monde. Il est perçu comme un puissant outil d’analyse de l’économie urbaine dans les pays en développement.

Enfin, dans le milieu rural, malgré l’exode, le phénomène est sensiblement perceptible, puisque les populations restantes y trouvent une source de revenu dans l’agriculture, l’artisanat et autres activités.

Difficilement quantifiable

Le secteur informel s’est développé dans un contexte caractérisé par l’amplification du sous-développement avec un chômage sans cesse croissant, des inégalités prononcées dans la répartition des revenus et richesses, un important exode rural, une méga-urbanisation, une pauvreté et un sous-emploi structurel. Perçu ainsi il est une manifestation du sous-développement. Abderrahmane Ben Zakour s’interroge dans son étude sur la relation du secteur informel avec l’Etat : «Faut-il adopter une démarche de laisser faire, ou faut-il soumettre ce secteur à l’intervention des pouvoirs publics ? Dans ce cas, quelles normes de politique économique lui appliquer ?», note-t-il.

Après une bonne partie de généralités sur le cadre mondial du développement du secteur informel, l’étude fait un diagnostic du secteur informel en Tunisie. L’auteur expose la difficile appréhension du secteur : le problème de sa définition, la difficulté statistique à le repérer, la dichotomie du secteur formel-informel et la question de la frontière entre les deux, l’hétérogénéité des activités informelles. C’est ce qui sera présenté dans la première section de la première partie. Par la suite, il aborde, brièvement, la question de l’incorporation du secteur dans la théorie économique, à savoir l’approche dualiste, l’approche keynésienne et néokeynésienne, l’approche marxiste ou structuraliste, et enfin l’approche néolibérale ou légaliste. Il examine, également, comment le secteur informel serait une conséquence des modèles de développement inadaptés dans les pays en développement.  L’auteur de l’étude déclare : «Nous n’avons aucune intention de présenter des statistiques actualisées et fiables, malgré que nous n’avons pas cessé durant plus de vingt années (jusqu’à 2013) d’élaborer ou de participer à des enquêtes et études pour le compte de l’administration publique tunisienne et de l’Institut Liberté et Démocratie (l’I.L.D) du Pérou, dirigé par l’éminent spécialiste mondial du secteur informel «Hernando de Soto». Cependant, notre connaissance du secteur informel en Tunisie, et l’examen de plusieurs autres études faites sur d’autres pays, nous ont permis d’établir quelques lois générales, toujours vérifiées,  que l’on présentera lors de ce travail».

La pauvreté, une cause

majeure

Il poursuit : «En Tunisie, comme dans d’autre pays, la difficulté d’appréhension théorique du secteur informel a orienté la plupart des économistes vers l’approche empirique et les enquêtes statistiques ; parfois la démarche revêt un aspect d’une enquête policière, sans support ou document écrit, seuls des entretiens non enregistrés permettent de collecter la vraie information sur des activités économiques cachées et secrètes (cas de contrebande). C’est la raison pour laquelle nous relaterons, dans cette étude, des témoignages, des résumés d’entretiens, des remarques à caractère politiques… qui permettent de mieux comprendre le fonctionnement du phénomène informel».

Cette étude démontre que l’une des premières lois du comportement du secteur informel, c’est sa relation inverse avec le secteur formel (secteur structuré), «c’est-à-dire que  tous les économistes ont constaté qu’il se développe quand le secteur structuré est en crise, inversement quand ce dernier est en croissance, l’informel se rétrécit et son importance dans l’économie diminue, puisque le secteur structuré recrute une population active qui a acquis une certaine expérience dans l’informel». Aussi, la deuxième loi de l’informel, c’est sa corrélation, plus ou moins forte, avec le niveau de pauvreté dans le pays. Ainsi, dans les pays développés, la part de l’informel dans le PIB est faible et est très rarement supérieure à 10 % (cas de l’Italie), alors qu’elle peut atteindre 50 à 60% dans certains pays de l’Afrique subsaharienne. La troisième loi relevée est que les unités de productions informelles ont un faible capital matériel et humain.

La quatrième loi observée est que les salaires (autres que les revenus des propriétaires de l’unité informelle) gravitent autour du Smig.

Les huit principales activités informelles en Tunisie

Parmi les objectifs de cette première enquête, c’est de lister les différents aspects de l’informalité en Tunisie, et d’en faire un état des lieux. «Durant nos années de recherche sur l’informalité, nous avons pu établir huit activités différentes les unes des autres. Pour chacune, nous proposons la description de l’état des lieux, les problèmes sous-jacents et les solutions réalisables dans l’objectif de leur intégration dans le circuit officiel de l’économie structurée et conventionnelle», assure Ben Zakour. Selon l’étude, les huit activités informelles commencent par le commerce transfrontalier de contrebande où les opérateurs essayent légalement ou illégalement de mettre à profit le différentiel de prix qui existe entre deux pays. La seconde catégorie concerne les activités qui s’exercent dans des locaux repérables par l’INS et les agents du fisc et pour lesquelles des estimations de la production, de l’emploi et de la valeur ajoutée ont pu être établies par les comptables nationaux. Il y a, également, les commerçants ambulants ou vendeurs de services.     

Commerçants qui, d’un marché hebdomadaire à un autre, vendent tout genre de biens. Le secteur du bâtiment est aussi un secteur qui regroupe toutes les activités de construction de bâtiments privés et publics, ainsi que les routes et canalisations. Autre catégorie, celle qui regroupe les activités qui s’exercent à domicile par des femmes au foyer, et dont la production peut être écoulée sur les marchés hebdomadaires ou conventionnels. Une autre catégorie d’informel «fugitif» et absolument insaisissable, c’est l’informel qui s’exerce dans des activités de services et de réparation.

Un Etat de non-droit

En effet, avec un téléphone portable, un carnet d’adresses-clients et, au mieux, une fourgonnette ou une moto pour le transport du matériel et de l’outillage, le réparateur exerce comme un poisson dans l’eau. Ni l’INS, ni le fisc, ni la sécurité sociale n’ont les moyens pour contrôler, identifier ni même estimer le nombre de ces fugitifs qui échappent totalement à tout type de repérage. L’enquête, par ailleurs, du télétravail des cadres qualifiés et enfin des logements informels. Ce dernier cas d’informalité n’est pas une activité économique au sens strict du terme, mais un état de non-droit, dont le déblocage pourrait générer d’importantes activités économiques.

«La croissance ou plutôt la puissance de l’informel en Tunisie s’est accompagnée d’une introduction dans la politique, dans le terrorisme et d’un certain contrôle de l’Etat,  le tout couronné par une corruption généralisée.  Cependant, sans perdre l’espoir d’assister à un réveil d’un Etat de droit, nous avons proposé plusieurs solutions concrètes, qui, si elles seraient appliquées, permettraient à l’Etat de formaliser, de contrôler l’informel tout en augmentant sensiblement les recettes fiscales.  Par ailleurs, de par le monde et après examen de plusieurs expériences des pays en développement, et compte tenu de la croissance démographique, du chômage et du progrès technologique qui a remplacé l’homme par la machine, nous avons abouti à une conclusion quelque peu poétique : l’informel est universel, l’informel est immortel, il est éternel», achève Abderrahmane Ben Zakour. 

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