Dhafer Labidine à La Presse : «Osons rêver car l’impossible n’existe pas»

Le jeune homme rêveur et timide est, désormais, au bout d’un parcours de plus de deux décennies, une star confirmée dans le monde arabe. Il enchaîne les rôles, explore de nouvelles pistes, fonce dans de nouvelles aventures et travaille très dur pour surmonter les entraves. Le voilà qui signe son premier film en tant que réalisateur. «Ghodwa», premier long métrage de Dhafer Labidine est actuellement en salles tunisiennes. Un film intimiste, maîtrisé et à fleur de peau, qui révèle du savoir-faire et un bel apprentissage sur le tas. Dhafer Labidine se place aujourd’hui derrière la caméra, une aventure et un rêve qu’il continuera à vivre. Le premier pas est franchi et l’envie d’en faire d’autres est bien réelle. Entretien.

«Ghodwa» est dans les salles, un rêve que vous avez portez depuis des années… Dhafer Labidine avec la notoriété que vous avez en tant qu’acteur, quel sentiment vous a nourri pour passer à l’écriture et à la réalisation ?

Mon désir d’être acteur était réel est très fort, mais aussi quand j’ai commencé dans ce domaine, j’étais assistant stagiaire avec le cinéaste Moncef Dhouib, il y a de cela plus de 25 ans. Je voulais comprendre cette machine qu’est le cinéma et apprendre sur le tas les règles du métier en regardant mes aînés travailler. Et dès que j’ai mis les pieds dans ce milieu, j’ai été très vite happé par une forte passion et une grande détermination. Mais aussi par l’idée d’écrire une histoire qui va se voir sur l’écran, passer de l’idée au film était pour moi quelque chose de magique. Quand je suis parti en Angleterre tenter ma chance, j’avais en moi ce rêve qui ne m’a pas quitté et j’ai essayé d’intégrer des écoles de cinéma mais je ne pouvais pas me payer ces études très chères, je me suis alors accroché à mon autre rêve, celui de faire l’acteur.

Quand l’envie de faire des films est-elle devenue insistante ?

En 2010, j’ai commencé à écrire un premier scénario avec Majdi Smiri et Riadh Ghariani que j’ai présenté à la commission d’aide à la production tunisienne mais il a été refusé pour la simple raison que je n’étais pas scénariste ni réalisateur.

J’ai fermé ce dossier avec une détermination encore plus forte et j’ai attendu encore des années pour pouvoir réaliser ce rêve sans aucune aide et tourner un film et en Tunisie malgré tout. J’avais envie de raconter une histoire avec ma vision et à ma manière.

Malgré tout ce que me procurent mon métier et mon parcours d’acteur, je reste avide de nouvelles expériences qui me nourrissent et m’offrent de nouvelles perspectives.

J’ai des rêves qui ne concernent que moi, « star » ou pas, reconnu ou pas. Ce que je ressens, ce que j’ai envie de dire est un désir profond que je porte depuis des années déjà. Et peu importe pour moi ce que je vaux sur le marché du cinéma en tant que réalisateur ou cinéaste, me tromper de piste ou décevoir sont des risques à prendre qui n’entravent pas ma démarche et mon ambition. Je voulais faire une histoire tunisienne, une histoire qui m’habitait, que je comprenais et que je connaissais sur le bout des doigts.

On vous reproche peut-être de faire un film sur la Tunisie alors que vous ne vivez plus sa réalité actuelle, que répondez-vous ?

Le fait que je ne vive pas en Tunisie ne m’enlève en rien mon sentiment d’appartenance, mon intérêt pour ce qui se passe dans mon pays. Mon film, je l’ai rêvé par rapport à ma Tunisie avec tout ce qui s’est passé durant ces 10 dernières années aussi bien sur le plan personnel, que politique et social. Et d’après l’expérience de personnes qui me sont proches j’avais en tête cette génération de personnes qui ont tant donné avant, pendant et après la révolution, et qui continuent, même aujourd’hui, à payer le prix fort.

Au-delà du politique, j’ai écrit une histoire humaine, une relation entre un père et son fils, 2 jours dans la vie d’une personne qui a subi et continue à subir les aléas de la vie. Mon personnage central fait partie de ces gens cassés, pour qui les choses les plus simples du quotidien deviennent un supplice. C’est dans les détails les plus infimes que j’opère, dans le ressenti.

Comment avez-vous pu construire l’univers de ce film bien ancré dans une réalité tunisienne avec une équipe cosmopolite, comment les avez-vous ramenés à votre vision ?

J’ai fait appel au savoir-faire au service de mon histoire. Durant tout mon parcours, j’ai travaillé à l’étranger dans des marchés cosmopolites et j’ai appris que la nationalité des membres de l’équipe n’est pas forcément un obstacle, bien au contraire c’est un défi de plus. Et peut même donner une valeur ajoutée au travail.  Pour mon film, l’essentiel pour moi est de trouver la bonne équipe et la bonne alchimie pour arriver à concrétiser l’idée. Tout en sachant, qu’au final, l’histoire est mienne, je l’ai écrite, pensée et réalisée et ceux qui ont travaillé avec moi ont épousé ma vision et mes intentions pour faire le film ensemble. L’apport de mes collaborateurs est artistique et surtout technique et va dans le sens de ce que je voulais. Le choix reste mien, je l’assume entièrement, et l’équipe est là pour mettre en avant le propos du porteur du projet.

«Ghodwa» reflète ma vision de la mise en scène, il est filmé en caméra portée et en steadicam avec une forte insistance sur la lumière naturelle. Je n’ai pas fait un film dans le glamour, je ne l’ai pas fait dans le misérabilisme non plus. C’est ma manière de voir Tunis, l’image que porte en moi, celle d’une ville belle mais délaissée, intense et souffrante, chaleureuse mais livrée à elle-même. Je me devais de transmettre à mon équipe ces images précises autour desquelles tout le film est construit.

Etre devant et derrière la caméra est un exercice des plus complexes d’autant plus que vous portez tout le film sur vos épaules avec un rôle pas fait dans la simplicité, comment avez-vous opéré ?

«Ghodwa» est une des plus belles expériences de ma vie. Le film a pris le temps qu’il lui fallait, sans précipitation, sans pression et sans stress. L’ambiance sur le plateau était légère et sereine. Je faisais quelque chose qui me passionne et j’étais là à réaliser un rêve. J’étais nourri par l’idée, le scénario totalement intériorisé, mon personnage m’habite. Tout était préparé dans la tête, depuis la phase de l’écriture puis la préparation. Le film était fait entièrement dans ma tête avant de passer au tournage. Puis tout est passé comme sur des roulettes. Je laissais mes séquences pour la fin de la journée pour ne pas bousculer mes comédiens et mon équipe.

Je joue depuis plus de 22 ans et j’observe beaucoup sur le plateau. Tout cet apprentissage sur le tas, les expériences diverses que j’ai vécues ont nourri mon regard et je savais ce que je voulais avec précision. De plus, quand je travaille je n’ai pas cette inquiétude de vouloir plaire, je ne me pose pas la question si ça va marcher ou pas, accepté ou pas… Je me lance. Je ne m’inflige ce genre de pression. La pression que je vis est celle de faire bien ce que j’ai à faire. Et je ne me suis pas posé la question si je vais faillir à ma mission en entrant dans de domaine de la réalisation, sur ce marché-là dans lequel je ne suis pas attendu.

Ce rôle l’avez-vous écrit pour vous-même ?

Bien sûr, pour ce film. Le rôle de Habib je l’ai rêvé, puis réfléchi et écrit pour moi, cela ne veut pas dire que je ne voudrais pas diriger d’autres acteurs. Dans mon métier d’acteur je dois respecter le choix des réalisateurs et le casting qu’ils font. Pour «Ghodwa», j’ai joué à contre-emploi et tous les acteurs de mon film aussi d’ailleurs.

Est-ce votre manière de vous présenter autrement que dans les personnages que vous interprétez d’habitude ?

Il est vrai qu’une certaine image me colle à la peau, même si tout au long de mon parcours j’ai eu des rôles diversifiés. Mais on a tendance à oublier que j’ai fait le rôle d’un terroriste, Mohamed Ata, celui qui a fait l’attaque des twin towers, un des personnages les plus difficiles. Le large public ne me connaît pas dans ce genre de rôle, il connaît plutôt «Farès» dans la «Mariée de Beyrouth» ou Dali dans «Maktoub» qui sont déjà deux rôles extrêmement différents et me limite dans ça. Pourtant, mon premier rôle en Egypte, par exemple, dans «Vertigo» est un rôle de composition, celui d’un muet qui parle avec le langage des signes. Par contre, avec ce projet-là, j’ai voulu faire ce que j’aime faire, et j’ai d’autres projets en tête pas forcément pour casser l’image mais pour faire aussi un cinéma qui me parle et me plaît. C’est ma manière aussi d’ouvrir mon spectre et de raconter des histoires qui m’interpellent et de les filmer à ma manière.

Car, à un moment donné, je me suis dit : arrête de parler, maintenant il faut agir. Et après «Arous Beyrouth 2» j’ai décidé de me lancer malgré les propositions que j’ai reçues. Avec ou sans budget je me suis lancé avec beaucoup de détermination dans le film.

Dhafer Labidine, va-t-il continuer à faire des films ou est-ce juste un rêve qu’il a réalisé ?

J’ai commencé et je ne m’arrêterai pas en si bon chemin.  Je veux continuer, plus que jamais. C’est un travail de longue haleine mais qui me remplit de plaisir et de satisfaction de voir une histoire que j’ai écrite sur grand écran, c’est une émotion intense qui me permet de réaliser tout le chemin parcouru depuis l’idée, à l’écriture, à la préparation, au tournage, jusqu’à la post-prod et la sortie… Ce n’est pas facile certes mais je me sens nourri et accompli. De plus, ce film-là est la synthèse de 25 ans de métier d’acteur à porter les rêves des autres qui est déjà un exercice magnifique mais faire son propre film est une autre histoire.

Au-delà de la problématique politique, «Ghodwa» est une relation particulière entre un père et un fils… Les autres personnages sont des éléments dramatiques pour exprimer et soutenir la crise du personnage…

Au-delà de la révolution et de la problématique posée, c’est l’histoire de deux générations, de la transmission, la profondeur de la détresse et la nécessité de préparer la relève malgré les blessures. La famille, la communication, la filiation, je pense qu’une lourde responsabilité repose sur les épaules de la génération à venir, panser les blessures et croire et construire l’avenir.

C’est lourd de construire à nouveau à partir d’une génération sacrifiée, la difficulté est dans la manière de passer le message et de donner de l’espoir. Ce que nous donnons et ce que nous recevons, pas moyens de mettre les clés sous le paillasson.

Vous avez attendu longtemps pour faire un film sur la révolution pourquoi toute cette attente, aviez-vous peur de passer à l’acte ?

Non, j’ai juste attendu d’avoir une autonomie financière après la déception du refus du premier scénario par la commission d’aide à la production du ministère de la Culture tunisien sous prétexte que je n’étais ni scénariste ni réalisateur. Je n’ai pas abandonné mon rêve. Pour «Ghodwa», cette attente m’a permis d’avoir le recul nécessaire sur le sujet et de le faire sans aucune aide.

La peur, je ne la connais pas… quand je suis parti en Angleterre, je ne connaissais pas un mot d’anglais, puis l’Egypte sans connaître l’accent, ensuite le Liban… je me lance tout en ayant conscience que je dois travailler dur… malgré les difficultés et les entraves, j’ai fait les choses comme je le voulais… sans hésitation

Que voulez-vous dire à l’enfant qui est en vous, à tous les enfants qui seront l’avenir du monde ?

L’enfant en moi je lui rappelle que je viens de loin, car je n’ai pas eu la vie facile, je ne parlais pas beaucoup et je rêvais en silence. Je voudrais que ma fille vive son rêve et je lui montre que tout est possible. Nous devons oser rêver car l’impossible n’existe pas. Que tout est possible même si ça peut prendre du temps… même si ça tarde à venir, il faut s’accrocher à son rêve.

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