Interview avec Pr Wafaa El-Sadr (épidémiologiste, New York, USA) | Coronavirus : « Le retour à la normale dépend entièrement de l’efficacité d’un pays à contrôler l’épidémie sur son territoire »

Entretien conduit (en anglais et traduit) par Abdel Aziz HALI

Depuis le début de la pandémie du nouveau coronavirus « SARS-CoV-2 », nombreux sont les scientifiques et les médecins ayant exprimé leurs avis sur ce fléau qui frappe de plein fouet notre planète. On parle ici d’un redoutable virus ayant tué plus de 160.000 personnes et touché près de 2,3 millions d’âmes. Entre le bon grain et l’ivraie, les vrais experts de renommée internationale ne sont pas légion. Pour offrir à ses lecteurs une information fiable et crédible, La Presse de Tunisie, en collaboration avec le bureau de « Columbia Global Centers » à Tunis, a pris contact avec la directrice du Centre de recherche épidémiologique sur les maladies infectieuses, (« Center for Infectious Disease Epidemiologic Research », CIDER) à la « Columbia University Mailman School of Public Health », directrice d’« ICAP at Columbia University » et professeure à la prestigieuse université de Columbia, à New York, aux États-Unis: l’épidémiologiste égyptienne, Dr Wafaa El-Sadr. Entretien.

Dr Wafaa El-Sadr, épidémiologiste égyptienne, — installée aux États-Unis, à New York –, directrice d’ « ICAP at Columbia University », directrice du Centre de recherche épidémiologique sur les maladies infectieuses, (« Center for Infectious Disease Epidemiologic Research, CIDER ») à la « Columbia University Mailman School of Public Health » de l’université de Columbia et professeure à l’université de Columbia. (Source photo: Hugh Siegel – © ICAP at Columbia University)

La Presse: Quelles leçons peut-on tirer de l’épidémie du syndrome respiratoire aigu sévère, dit SRAS (« SARS », en anglais), de 2002-2004 pour mieux gérer l’actuelle pandémie du nouveau coronavirus lié au syndrome respiratoire aigu sévère (« SARS-CoV-2 ») provoquant la maladie Covid-19?

Wafaa El-Sadr: L’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) de 2002-2004 nous a appris que les épidémies ne respectent pas les frontières. D’autre part, elle nous a montré comment la globalisation (notre monde interconnecté) nous rend tous vulnérables à un nouveau virus qui survient à l’autre bout du monde. Elle nous a, également, prouvé à quel point il est difficile de contrôler un virus transmis par voie respiratoire.

Comment voyez-vous la pandémie du nouveau coronavirus responsable de la maladie Covid-19 dans six mois?

Il est difficile de prédire l’évolution du nouveau coronavirus du moment que la pandémie continue d’évoluer maintenant dans diverses parties du monde. Certes, elle affecte, actuellement, le plus sévèrement l’Europe et les États-Unis, mais il y a un nombre inquiétant de cas signalés dans certains pays d’Asie et d’Amérique latine. Les trajectoires de chacune des épidémies varieront en fonction de la force de la riposte dans différents pays. On craint, aussi, que les pays africains — largement épargnés jusqu’à présent — puissent enregistrer une augmentation du nombre de cas de contamination. Nous ne savons pas non plus si le virus réapparaîtra de manière saisonnière.

Dans quelle mesure le coronavirus est-il plus infectieux que les autres maladies transmissibles?

Ce nouveau coronavirus est très infectieux et il semble qu’il puisse être transmis par des personnes sans symptômes de maladie. C’est ce qui a rendu très difficile le contrôle.

En se projetant plus loin dans l’avenir, comment voyez-vous l’évolution de cette pandémie? Sommes-nous condamnés à cohabiter avec le virus?

Il est trop tôt pour savoir ce qui arrivera finalement à ce nouveau coronavirus. Nous savons que le SRAS a plus ou moins disparu tandis que le MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient ) demeure, bien qu’à de faibles niveaux. La plupart des experts pensent que ce nouveau virus ne va pas disparaître, pendant un certain temps, du moins jusqu’à ce qu’au développement et la production d’un vaccin efficace.

Les États-Unis et l’UE devaient avoir une longueur d’avance sur les autres régions de la planète pour se préparer contre ce virus déclenché en décembre 2019 dans la ville de Wuhan dans la province chinoise de Hubei. Cette épidémie majeure était-elle inévitable ou aurait-elle pu être stoppée?

Malheureusement, la réponse n’était pas suffisamment rapide face à cette pandémie. Cela est dû au retard dans la prise de conscience de la vulnérabilité à ce virus ainsi qu’à l’incapacité de l’infrastructure de santé publique pour réagir rapidement: en identifiant les cas suspects, en les isolant ainsi qu’en recherchant leurs contacts et en les mettant en quarantaine. En conséquence, le manque d’investissement dans les systèmes de santé publique explique la lenteur de la réponse. Devant un tel constat, les unités hospitalières ont été dépassées en raison du grand nombre de cas atteints de la maladie Covid-19 et nécessitant une prise en charge médicale.

Combien de temps pensez-vous qu’il faudrait pour que la vie puisse revenir à la normale?

Le retour à la normale dépend entièrement de l’efficacité d’un pays à contrôler l’épidémie sur son territoire. Si le nombre de cas est maîtrisé rapidement, cela permettrait d’assouplir les recommandations de distanciation sociale et le confinement. Donc, toute décision pour un retour à la normale dépendra des données du pays et qui devrait s’accompagner de mesures de contrôle rigoureuses.

 Les dernières informations montrent que les États-Unis comptent désormais le plus grand nombre de personnes testées positives et de décès. La réponse américaine à l’épidémie est-elle arrivée trop tard? Pensez-vous que les États-Unis était un peu tardive face à ce fléau, notamment avec leurs problèmes de déploiement de tests et de masques de protection?

La réponse américaine a été retardée car le nombre de cas a rapidement augmenté et submergé les systèmes de santé. Cela a été compliqué par un accès limité aux kits de dépistage et aux masques de protection. Mais c’est en grande partie dû à l’absence d’investissements dans les systèmes de santé publique pendant de nombreuses années.

Y a-t-il des raisons de s’inquiéter d’une deuxième vague d’infections au cours des prochains mois? Pensez-vous que la maladie COVID-19 continuera de se propager?

Le souci est que si les mesures de confinement et de ralentissement de la vitesse de propagation (la fermeture des écoles, préserver une distance physique et l’interdiction des grands événements) seront assouplies trop rapidement, cela pourrait, malheureusement, s’accompagner d’une résurgence des cas de contamination. Telle est la préoccupation actuelle dans les pays européens et aux États-Unis. Il est également à craindre que le nombre des personnes contaminés au virus puisse augmenter à nouveau s’il y a des cas de contamination dus à des personnes arrivant de l’étranger. Enfin, on craint également que le virus ne réapparaisse à l’automne prochain.

Quelle est la gravité de la situation actuelle à New York par rapport à d’autres endroits, en particulier en Europe?

La situation dans l’État de New York est assez grave avec plus de 240.000 cas de COVID-19 confirmés (247.215, selon le bilan de l’Université Johns Hopkins du 19/04/2020-NDLT) et plus de 18.000 décès (18.298 morts, toujours selon les chiffres de l’UJH du 19/04/2020-NDLR). La ville de New York compte plus de cas (134.436, d’après le décompte de l’UJH du 19/04/2020-NDLR) que de nombreux autres pays. Il y a peu de raisons d’être optimiste car le nombre de nouveaux cas et d’hospitalisations s’est stabilisé. Cependant, il est trop tôt pour déclarer la victoire.

Pourquoi le taux de morbidité en Italie, en Espagne, en France et dans l’État de New York semble-t-il si élevé?

Il est trop tôt pour comparer les taux de morbidité entre les pays. Cependant, le taux de morbidité alarmant en Italie est préoccupant. On pense que cela est dû au fait que l’Italie a une population très élevée de personnes âgées. Sur le total des cas de COVID-19 en Italie, 36% ont été signalés chez des personnes de 70 ans ou plus. Nous savons que les personnes âgées et celles qui souffrent d’autres maladies chroniques graves (les maladies cardiaques, les maladies pulmonaires, le diabète et les maladies immunosuppressives) sont plus à risque de COVID-19 grave et de décès.

Quels pays sont dans la situation la plus vulnérable? Faut-il craindre le pire pour les pays arabes et l’Afrique?

Tous les pays sont vulnérables. Le plus important est que les pays soient préparés et mettent en place de solides mesures de contrôle de la santé publique en prévision de cette épidémie.

Quelle devrait être la première priorité d’un pays après le confinement?

Après le confinement, il est important pour les pays de surveiller attentivement le nombre de cas grâce à des tests de dépistage dans les « hot spots » (les zones à risque et présentant une importante densité de la population-ndlr). Cela permettra aux autorités de collecter suffisamment d’informations pour maîtriser la situation ou une nouvelle vague d’épidémie.

Beaucoup a été dit et écrit sur les masques. Est-il important d’en porter un?

Les masques sont très importants pour les travailleurs de la santé qui prennent soin des patients atteints de COVID-19 suspecté ou confirmé. Le personnes qui sont également en contact quotidien avec des individus atteints de COVID-19 devraient également porter des masques. Cependant, il est, maintenant, recommandé aux États-Unis de porter un masque afin d’empêcher la transmission du virus par une personne ne présentant des symptômes.

Comment le climat influence-t-il le virus? Nous lisons que par temps chaud, le virus peut disparaître, mais il y a des cas dans des pays comme l’Arabie saoudite, les Émirats et l’Égypte.

Des expériences avec d’autres virus similaires à ce coronavirus montrent que ces virus sont moins stables dans des conditions chaudes et humides. Cela peut entraîner une diminution de la transmission dans les zones chaudes ou humides. Mais, il est peu probable que cela ait un impact majeur.

Quels impacts psychologiques voyez-vous jusqu’à présent sur la communauté de New York?

Il n’y a pas encore de données concernant les impacts psychologiques à New York. On s’inquiète des personnes âgées particulièrement isolées et des autres populations vulnérables qui manquent de ressources. Les mesures de confinement ont également empêché de nombreuses personnes de travailler, engendrant ainsi une augmentation du chômage. Cela a également entraîné des difficultés pour certaines classes sociales qui luttent au quotidien pour leur survie.

Dans quelle mesure êtes-vous optimiste quant à l’évolution de cette pandémie et à la capacité des systèmes de santé à la contenir? Un dernier conseil pour mieux gérer ce genre de situations difficiles?

J’espère que l’expérience de cette pandémie se traduira par une plus grande sensibilisation aux risques des nouvelles infections et à l’importance d’investir dans la santé publique afin que les pays soient prêts à faire face à la prochaine épidémie.

Quelle est l’importance de la coordination internationale?

La coordination internationale est d’une importance cruciale à tous les niveaux. Cela comprend le partage des données sur l’évolution de l’épidémie et des expériences sans parler de la collaboration et des échanges des recherches scientifiques pour mieux comprendre le virus.

Si un vaccin est finalement développé et produit, devrait-il être distribué uniquement aux groupes à risque élevé ou à l’ensemble de la population?

Une fois qu’un vaccin est identifié, il serait important de prioriser d’abord la plupart des groupes à risque, puis le reste de la population.

En ce qui concerne les médicaments curatifs ou préventifs, où en est-on? 

Il n’existe actuellement aucun médicament qui s’est révélé efficace contre la maladie COVID-19. De nombreuses recherches sont en cours pour découvrir un vaccin et un médicament curatif. L’espoir est de trouver un traitement médical ou un protocole thérapeutique qui peut tuer le virus ou prévenir certaines complications associées à l’infection.

Qu’est-ce que la chloroquine et pourquoi le président Trump et certains chercheurs (Ex: le médecin et microbiologiste français, le Dr Didier Roault) la considèrent-ils comme un traitement potentiel du COVID-19 permettant de réduire la charge virale du SARS-CoV-2?

La chloroquine est un médicament utilisé depuis des décennies pour la prévention et le traitement du paludisme. Il est également utilisé pour le traitement du lupus. En effet, il y a eu des résultats assez contradictoires concernant l’usage la chloroquine contre la maladie COVID-19. Malheureusement en l’absence de bras comparatif [groupe témoin recevant un placebo-ndlr], c’est extrêmement difficile de savoir si le traitement est efficace ou pas. Actuellement, il n’y a aucune information convaincante pour soutenir son utilisation contre la maladie COVID-19. De vastes études bien conçues sont en cours et tentent de répondre à cette question.

 Quels sont les risques liés à l’utilisation de l’association « Hydroxychloroquine & azithromycine » pour traiter l’infection au COVID-19?

Encore une fois, pour le moment, il n’y a aucune preuve scientifique et convaincante qui démontre que l’association de l’hydroxychloroquine avec de l’azithromycine soit utile comme un éventuel traitement de la maladie COVID-19. En revanche, tous les médicaments peuvent avoir des effets secondaires. Pour l’hydroxychloroquine, ce sont de graves irrégularités cardiaques et pour l’azithromycine, les effets secondaires les plus courants sont gastro-intestinaux (la diarrhée, les nausées, les vomissements, etc.).

Y a-t-il autre chose que vous voulez que le peuple tunisien sache?

La lutte contre ce virus nécessite une réponse coordonnée des différents acteurs de la santé publique. Cela exige également que chacun adopte régulièrement des gestes barrières (le lavage fréquent des mains, ne jamais tousser ou éternuer dans sa main) et respecter la quarantaine en cas de maladie. Enfin, pour casser toute chaîne de transmission d’un virus, il est primordial de respecter les mesures de distanciation sociale, limitant autant que possible les contacts avec les autres jusqu’à la maîtrise de l’épidémie. Une lutte efficace passe inéluctablement par des actions individuelles et communautaires coordonnées.

Bio Express

Formation

Wafaa El-Sadr est titulaire d’un diplôme de médecine de l’université du Caire, en Egypte, d’un mastère de santé publique en épidémiologie de la Columbia Mailman School of Public Health, et d’une maîtrise en administration publique de la John F. Kennedy School of Government à l’université Harvard. Elle est certifiée en médecine interne et maladies infectieuses.

Carrière

De 1988 à 2008, Wafaa El-Sadr a dirigé la Division des maladies infectieuses au Centre hospitalier de Harlem, où elle a aidé à développer les programmes contre le VIH/SIDA et la tuberculose.

Elle a, également, dirigé un grand nombre d’études de recherche, et de programmes subventionnés grâce au financement par les « National Institutes of Health », les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, l’Agence des États-Unis pour le développement international, divers services de Santé de l’État de New York et de la Ville de New York, les Ministères de la Santé ainsi que des fondations privées.

En travaillant avec l’ancien doyen de la « Mailman School of Public Health » de l’université de Columbia (ICAP), Allan Rosenfield, Dr Wafaa El-Sadr a aidé à établir l’initiative MTCT-Plus, un programme global qui vise à fournir aux femmes et à leurs familles, des services liés au VIH. ICAP couvre 13 pays en Afrique subsaharienne.

Récemment, elle a axé ses efforts sur la mise en évidence de la poursuite de l’impact du VIH aux États-Unis, instituant le « Domestic Prevention Working Group ».

Dr El-Sadr est, aussi, membre du comité scientifique de planification de la conférence de Vienne de la « International AIDS Society » (2010) et la « Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections » (CROI, 2010).

Elle est actuellement membre du Groupe Consultatif Technique sur la Tuberculose de l’Organisation mondiale de la santé et membre du conseil d’administration pour le Conseil de la Population.

Elle a par, ailleurs, servi en tant que membre de l’« Antiviral Advisory Committee » pour la « Food and Drug Administration » américaine et du Conseil Consultatif pour l’Élimination de la tuberculose aux Centres pour le contrôle et la prévention des maladies.

Elle a, aussi, servi au conseil d’administration de l’« amfAR »: une des plus importantes fondations américaines du monde pour le financement de la prévention et de la recherche médicale contre le sida.

Elle est, également, membre de la Société de Maladies Infectieuses de l’Amérique, et a auparavant dirigé le comité sur la tuberculose.

Prix & distinctions:

  • En 2008, Dr Wafaa El-Sadr a reçu le prix MacArthur de la Fondation MacArthur.
  • En 2009, le magazine Rolling Stone l’a nommée dans sa liste des « 100 personnes qui sont en train de changer l’Amérique »
  • Toujours en 2009, elle a également été nommée comme l’une des « 10: Guiding Science for Humanity » de « Scientific American » et également comme membre de l’Institut de médecine de l’Académie nationale de médecine
  • En novembre 2009, le « Utne Reader » nomme Wafaa El-Sadr, l’une des « 50 visionnaires qui sont en train de changer votre monde. ».

 

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