Mohsen Hassan, expert en économie et ancien ministre du Commerce, à La Presse : «Pas de sortie de crise en l’absence de visibilité politique»

Pour faire sortir l’économie nationale de l’ornière, il faut engager des réformes tous azimuts, et ce, malgré l’instabilité politique que traverse le pays, cette épée de Damoclès qui plane sur l’économie, la croissance et les transformations à entreprendre. Dans une interview accordée à La Presse, l’expert et ancien ministre du Commerce Mohsen Hassan porte un regard critique sur les mesures de relance annoncées par le gouvernement.

Le ministère des Finances a élaboré un projet de loi qui comporte une soixantaine de mesures visant à atténuer les répercussions de la crise économique liée au Covid-19 ainsi qu’à stimuler la relance. Dans quelle mesure, est-il important que le parlement vote ce projet de loi?

Tout d’abord, je pense que les mesures annoncées par le ministre des Finances sont assez intéressantes, notamment en cette période de crise. En revanche, je pense qu’il aurait dû se pencher sur l’accélération de l’implémentation des mesures déjà prises par le gouvernement pour sauvegarder le tissu économique, au lieu d’annoncer d’autres nouvelles mesures. A ce jour, il y a un retard énorme accusé dans la mise en place et l’application des mécanismes annoncés par le gouvernement comme la garantie de l’Etat pour les crédits de gestion au bénéfice des entreprises sinistrées, le report des échéances fiscales et bancaires, etc.

Jusque-là, on ne peut que constater la lenteur, parfois même le blocage, de la concrétisation des actions décidées. Le gouvernement, les banques ainsi que tous les intervenants ont mis en place des procédures administratives très lourdes à gérer par notre tissu économique, notamment les PME. La crise a touché une grande partie de notre économie : plus de 30% des PME sont menacées de disparition. Les entreprises souffrent d’un énorme déséquilibre financier, surtout celles des secteurs qui sont beaucoup plus touchés tel que le tourisme. La deuxième remarque dont je peux faire part, c’est que le ministre des Finances aurait dû annoncer la version finale du plan de relance.

En effet, malgré la médiatisation des annonces, je pense que les mesures prises pour assurer la relance économique sont toujours floues, notamment par rapport à l’investissement public. Même si on va maintenir le budget consacré aux dépenses du titre 2 (qui est de 6,9 milliards de dinars), c’est toujours insuffisant. Il faut le doubler. Il y a aussi la question du PPP qui est une solution exigée pour sortir de la crise et stimuler les investissements publics dans les secteurs de l’infrastructure, la santé, l’enseignement, etc.

Le gouvernement doit identifier les projets à réaliser dans le cadre du PPP. Il faut dire aussi que les mesures annoncées sont pauvres en matière d’avantages fiscaux et financiers pour les nouveaux investissements, sans oublier les lignes de financement qui doivent être mises à la disposition des investisseurs privés. L’Etat doit bonifier davantage le taux d’intérêt. La prise en charge de l’Etat de 3 points de TMM —par ailleurs très élevé— au bénéfice des entreprises n’est pas suffisante. Pour faire le parallèle, il faut voir le Maroc, où ce taux frôle le 1%.

De surcroît, l’application de cette mesure se fait à un rythme très faible. Il faut tenir, également, le pari de l’économie sociale et solidaire dans la mesure où la loi a été votée et on aurait dû mettre au point le cadre juridique et réfléchir au système de financement de ce secteur. Enfin, il faut stimuler la consommation et à vrai dire, aucun mécanisme parmi cette batterie de mesures ne vise à améliorer le pouvoir d’achat et à dynamiser la demande intérieure.

En effet, il existe des solutions pour stimuler le pouvoir d’achat, comme par exemple la révision du tableau de l’impôt sur revenu et le taux de la TVA. La dynamisation de la demande intérieure passe forcément par une révision à la baisse des taux d’imposition, une mesure désormais appliquée un peu partout dans le monde.

Oui, mais il y a déjà un problème de recettes fiscales. Est-il possible d’opter pour ces mesures alors qu’on doit remédier à la baisse des recettes fiscales, principales ressources financières ?

Les mesures annoncées n’ont pas mis l’accent sur les questions du financement du déficit budgétaire et du manque à gagner en matière de recettes fiscales, qui est estimé à plus de 5 milliards de dinars. Je pense qu’il y a des solutions qui peuvent être adoptées par le gouvernement et qui font l’unanimité. A titre d’exemple, on peut citer la réforme fiscale qui consiste à baisser les taux d’imposition surtout l’impôt sur le bénéfice pour les PME qui aura pour conséquence d’élargir la base imposable. Je pense qu’il est temps aujourd’hui de commencer cette stratégie de réforme fiscale. Augmenter les taux d’imposition en période de crise ne peut être en aucun cas une solution envisageable.

Par exemple la décision d’augmenter le taux de retenue à la source des dépôts à terme est une mesure inadéquate qui entraîne la fuite des capitaux du système bancaire et la baisse de l’épargne. Donc la première solution c’est d’entamer la réforme fiscale pour alléger la pression. La deuxième solution est liée au marché parallèle dont on parle depuis des années sans rien faire. Pour s’attaquer au marché parallèle et dégager des ressources financières considérables, il est temps de changer les billets de banque.

C’est une solution qui fait l’unanimité aujourd’hui, y compris des organisations nationales et des partis politiques. On peut également abaisser les taux de droit de douane des produits négociés sur le marché parallèle. Pour financer le budget, je pense qu’il est, aussi, légitime de demander le report des échéances des dettes contractées auprès des institutions financières internationales pour l’année 2020 et 2021, d’autant plus que le monde entier connaît une crise sans précédent.

Le dernier point sur lequel on peut jouer pour mobiliser les ressources financières, c’est la question de la politique monétaire. Aujourd’hui, il s’agit d’un sujet tabou pour le gouvernement et la Banque centrale, alors qu’en regardant ce qui se passe dans d’autres pays tels que l’Egypte, le Maroc et la majorité des pays occidentaux, on voit que la Banque centrale finance partiellement le trésor public à un taux fixé par la loi. Ce qui est interdit en Tunisie. Il faut revoir cette question d’indépendance de la Banque centrale du moins provisoirement en permettant à la BCT de financer partiellement le trésor public à un taux qui sera fixé par la loi.

Vous appelez à engager des réformes tous azimuts pour stimuler les moteurs de croissance, sauf que chaque réforme doit être entérinée par des lois qui doivent passer par le parlement. L’instabilité politique que traverse le pays n’entrave-t-elle pas tout processus de réforme ?

Effectivement. L’instabilité politique est un handicap majeur. On ne peut plus parler de relance économique dans une conjoncture politique en turbulence. On ne peut pas parler de sortie de crise, du moment où il y a des tensions politiques et en l’absence de visibilité politique. Le pays a besoin d’une stabilité politique, pour faire sortir l’économie de l’ornière. C’est pour cette raison que j’appelle les responsables politiques du pays à trouver une solution dans l’immédiat, sinon tout le monde sera perdant.

Est-ce que la Tunisie peut entrer en défaut de paiement, surtout qu’on a vu ce scénario se produire dans d’autres pays comme l’Argentine et le Liban ?

Je pense qu’on est un peu loin du cas libanais. Cependant, il faut noter que la dette tunisienne globale a augmenté de plus de 130% depuis la révolution. Actuellement, la dette globale s’élève à plus de 30 milliards de dollars USD, soit 73% du PIB. La dette publique extérieure représente 86% de la dette globale avec une charge de service de la dette égale à 12% par an. Ce sont des données qui permettent de dire que la dette extérieure en Tunisie a atteint un niveau alarmant qui nécessite une réflexion.

A vrai dire, ces dernières années l’Etat a eu systématiquement recours à l’endettement extérieur pour assurer son fonctionnement. Ce qui est grave. Cette stratégie qui repose sur le financement de la consommation bouleverse les équilibres financiers et bloque le développement du pays. La crise économique que traverse le pays est à la fois la cause et le résultat de l’instabilité politique. Aucun gouvernement, pendant cette période de transition, n’a pu briser cette spirale infernale d’endettement extérieur. Pour traiter la question de la dette publique, il faut mener des actions rapides.

D’abord, il est impératif de créer un organe public de gestion active de la dette extérieure qui sera chargé de disséquer et analyser la dette. Et en fonction de cette analyse il adopte une gestion dynamique du total des emprunts. En d’autres termes, il faut procéder à une dissociation entre la dette publique intérieure et celle sous législations extérieures. L’objectif est d’avoir des matrices pour le traitement de la dette publique extérieure particulièrement les multilatérales, les bilatérales, les dettes financières et commerciales. Celles qui sont chères, exigibles à long terme et/ou convertibles…

Des négociations avec les bailleurs de fonds peuvent être, par la suite, engagées. Elles devraient aboutir à un ou plusieurs des résultats suivants: soit une annulation pure et simple de dettes (faisable), soit la conversion de la dette en projets d’investissement industriels, commerciaux, touristiques ou financiers (Il y a un effort qui a été fait à ce niveau mais qui demeure faible), soit un refinancement de la dette qui implique l’allégement du taux d’intérêt ou le rachat des créances, ou encore le regroupement des dettes, etc. Donc, en somme, il y a plusieurs formules et solutions pour refinancer la dette extérieure. On peut aspirer au report de certaines échéances des dettes pour les deux années à venir.

Je pense qu’on a besoin d’instaurer urgemment une gestion active de la dette publique. La mise en place d’une telle gestion dynamique de la dette publique peut aboutir à des résultats très intéressants, notamment au bénéfice des finances publiques tel que l’injection d’environ 5% de la dette dans l’économie nationale, l’annulation de “dettes toxiques” et la création de plusieurs projets via le mécanisme de conversion de la dette.

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