On nous écrit | L’Hôtel du Lac, symbole en péril : Grandeur et décadence

«Il ne suffit pas de partager un patrimoine commun, encore faut-il vivre dans le même monde». Edwy Plenel.

L’Hôtel du lac a presque 50 ans. Mais il est désaffecté depuis 20 ans. Pourtant, sa silhouette triangulaire posée sur la pointe, continue de marquer le paysage urbain de Tunis et, surtout, les esprits.

Depuis plusieurs années, les discussions à son sujet sont alimentées par les intentions de démolition que l’on prête à son actuel propriétaire, la société L.A.F.I.C.O, (Libyan Arab Foreign Investment Compagny), filiale du fonds souverain libyen.

Il a été conçu en 1970 par l’architecte italien Raffaele Contigiani, venu en Tunisie plusieurs années auparavant, à l’instigation du gouvernement de l’époque, qui souhaitait montrer un visage «moderne» de la Tunisie indépendante.

Le sait-on ? Il avait édifié le siège de Tunis-Air et plusieurs hôtels pour le compte de la S.H.T.T, à Monastir, Kairouan, Sousse, Sfax et Hammamet (l’hôtel Sindbad dont il était très fier).

Raffaele Contigiani était un architecte «moderniste». Séduit par les possibilités de la construction métallique, il avait beaucoup admiré le pavillon italien de la foire de Zagreb en 1961 dont la toiture plate était supportée par une forêt de piliers en «V» de très faible emprise au sol. (Giuseppe Sambito architecte). Il fut donc très heureux de la commande, par la S.H.T.T, d’un hôtel à Tunis et il a voulu faire un édifice «capable d’exhiber ses caractéristiques internes».

L’Hôtel du Lac, en structures métalliques sur pieux en béton fondés à 60 m de profondeur, prévu le long de l’avenue Mohamed V, fut placé perpendiculairement, à la demande du Président Bourguiba, pour donner toute son ampleur à l’avenue. La construction, confiée à une entreprise autrichienne spécialisée (Vereinigte Osterreichische Eisen und Stahlwerke AG, Linz), fut une prouesse technique. En dehors de sa forme inhabituelle et de sa faible épaisseur (une seule rangée de chambres desservies par un couloir en façade), plusieurs caractéristiques étaient inusitées à l’époque : les vitrages fixes jusqu’au sol permis par la climatisation générale, la carrosserie extérieure en panneaux métalliques de couleur marron glacé irisée changeante avec la lumière.

C’est pourquoi, dès l’inauguration en 1973, l’Hôtel du Lac où le gouvernement logeait généralement ses invités, était devenu une «vedette» dans le paysage architectural de Tunis, suscitant des réactions fortes, très positives : «Enfin un exemple d’architecture moderne non coloniale» ou très négatives : «Cet objet est une tache dans notre patrimoine».

Les années ont passé mais l’édifice est resté ce que ses commanditaires et ses concepteurs avaient voulu : le symbole d’une modernité affichée.

Par un curieux retour des choses, cet édifice qui avait été inspiré par un bâtiment de la foire de Zagreb, inspira à son tour un architecte croate (Ivan Straus) pour le siège de la société d’électricité de Bosnie Herzégovine, bâti en 1978 avec un auvent triangulaire spectaculaire.

Il fut endommagé par la guerre civile qui ravagea la désormais ex-Yougoslavie et restauré depuis. Ce bâtiment se présente comme deux «Hôtels du Lac» accolés, enserrant un noyau central de circulations et de services.

En Tunisie, il n’y eut pas de guerre civile. L’usure du temps a fait son travail.

La S.H.T.T, concurrencée par le secteur privé, a finalement privatisé ses hôtels et l’Hôtel du Lac fut vendu à un hôtelier privé à la fin des années 90 …qui l’a vendu ensuite à son actuel propriétaire la société L.A.F.I.C.O en 2010. Pour l’anecdote, cette société avait fait une offre non retenue pour l’acquisition de l’ex-hôtel Abou Nawas tout proche, vendu à la société L.A.I.C.O (Libyan African Investment Company).

Dès 2013, donc dès son acquisition, L.A.F.I.CO a annoncé son intention de démolir l’Hôtel du Lac en vue de le remplacer par un hôtel de luxe plus volumineux et surtout plus fonctionnel et donc plus rentable. Une agence d’architecture renommée (ZIN architecture) a été chargée d’étudier les options possibles et a présenté au promoteur divers scénarios chiffrés incluant —et c’est important— la conservation de l’existant.

C’est à ce moment que la «société civile» et les réseaux sociaux se sont indignés et que le débat sur le caractère symbolique, aimé ou détesté, que porte cet édifice, s’est enflammé.

L’association «Edifices et Mémoires» est d’abord montée au créneau en 2013/2014 et a largement contribué à diffuser l’information, à travers ses actions (Winou el Patrimoine).

En 2018/2019, le Goethe Institut de Tunis, qui avait monté avec succès une opération de sensibilisation à la sauvegarde de l’ex-casino d’Hammam-Lif (Patrimoini 1), en association avec Edifices et Mémoires, a lancé un appel à propositions pour la sauvegarde de l’Hôtel du Lac (Patrimoini 2). Un collectif mené par l’architecte Hassene Jeljeli avait été retenu. Il devait proposer un relevé de l’existant en faisant travailler des étudiants en architecture et faire venir au chevet de l’hôtel à l’agonie des pathologues. Des workshops devaient avoir lieu dans l’édifice de l’ex-maison du Parti, pour bénéficier d’une vue imprenable sur le monument. Cette deuxième opération n’a pas eu le résultat escompté et fut avortée.

La même année 2019, un reportage photographique effectué clandestinement par «Lost in Tunis» a ravivé les mémoires. Les images de l’intérieur au linoléum décollé et aux téléphones gisant par terre avaient fait le tour de la toile, l’agitant à nouveau.

C’est que le propriétaire, n’ayant pas été informé, avait interdit l’accès à l’édifice.

Pourtant, le projet de Hassene Jeljeli comportait deux phases : 1) formation de jeunes architectes ou étudiants architectes par des spécialistes allemands de la pathologie des édifices, avec travaux pratiques sur l’édifice, et 2) atelier de représentation artistique des plans et relevés techniques élaborés en phase 1.

Aujourd’hui, deux artistes, Mouna Jemal Siala, artiste visuelle, et Manna Jemal, architecte d’intérieur, se lancent à leur tour dans la sensibilisation : «NON A LA DEMOLITION» et s’affichent en pixels géants de couleur orange sur des images réelles de l’Hôtel, réalisant ainsi une image virtuelle que l’on croirait réelle. La couleur orange est symbolique aussi : c’est la couleur fétiche des années 70, couleur d’espoir, de kitsh et couleur utilisé comme décoration, en plastique et formica, à l’intérieur de l’hôtel. Cette image est à ce jour «partagée» plus de 4000 fois. Les commentaires sont légion.

Par un deuxième retour des choses encore, c’est aussi la couleur du décor urbain commandité par l’Etat, conçu par Mouna Jemal Siala, un globe orange en céramique, soutenu par une armature en béton, qui ornait l’un des ronds-points de Menzel Bouzelfa, avant d’être détruit par la municipalité élue en 2016 …

Le débat autour de la destruction annoncée de l’Hôtel du Lac est un débat enrichissant pour tous.

Il oblige à se demander ce que représente le patrimoine pour chacun de nous et si nous en choisissons la conservation ou la démolition, non seulement parce que nous l’aimons ou ne l’aimons pas, mais au regard de son rôle de repère pour l’histoire.

Ce que Françoise Choay, dans «l’allégorie du Patrimoine», appelle «le vecteur de signal pour la société».

Edia LESAGE

Un commentaire

  1. ALAIN CORBIZ

    03/12/2020 à 20:28

    A Bizerte l’agence TUNISAIR était construite dans une structure rappelant un avion. C’était une référence et une balise dans la ville. Elle a été rasée pour reconstruire un bâtiment tout a fait banal. Le patrimoine ne représente rien. Autre exemple : l’état des Thermes d’Antonin à Carthage a deux pas du Palais présidentiel et il y a des nombreux autres illustrations.

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