Censée aider les familles les plus défavorisées, la politique de subvention, dans sa forme actuelle, a fait plus de mal que de bien à la Tunisie, avec un système de compensation qui est devenu injuste et contre-productif et l’indisponibilité, la hausse des prix ou encore la contrebande de nombre de produits subventionnés (farine, semoule, sucre, huile végétale…). Pour rectifier le tir, il est indispensable, aujourd’hui, de réformer le système de subvention et de dire toute la vérité au peuple tunisien sur ce sujet. Cependant, il serait très difficile de procéder à une suppression brutale de toutes les subventions car, du point de vue social, c’est un sujet explosif. Comment le faire et à quel prix ? C’est à cette question complexe et toujours controversée que tente de répondre le professeur Tahar Abdessalem dans cet entretien

Quels sont les rouages du système de subvention en Tunisie ?

Question à la fois importante et complexe ! Pour ce faire, il faut, tout d’abord, préciser de quoi nous parlons. Par définition, subventionner un bien, c’est fixer un prix de consommation en dessous du prix du marché, supposé traduire les coûts réels (et le profit approprié). Une subvention universelle, comme c’est le cas en Tunisie, suppose que ce transfert de revenu implicite, est disponible pour toute personne qui achète les biens subventionnés. Naturellement, l’ampleur de ce transfert de revenu dépend de la quantité consommée. En Tunisie, le système de subvention comprend deux composantes majeures. La première c’est la subvention des biens de consommation de base, qui remonte avant l’indépendance du pays, mais réorganisée et réinstaurée avec la Caisse générale de compensation (CGC) créée en 1970. Pour la deuxième, c’est la subvention des biens énergétiques (produits pétroliers, gaz naturel et électricité), instituée en 2004, face à l’augmentation du prix du pétrole.

Les deux composantes du système de compensation affichaient, à leur instauration, l’objectif principal de maîtrise des prix à la consommation et la garantie du pouvoir d’achat des consommateurs. Cependant, d’autres objectifs étaient visés, même si pas totalement de manière explicite. Le début de la décennie des années 1970 était l’époque de l’adoption, de l’orientation économique libérale, appuyée sur une industrialisation de bas coût du travail. Le système de subvention des biens de consommation de base venait contenir ce coût pour les entreprises. De l’autre côté, la subvention des biens énergétiques, tout en affectant le pouvoir d’achat des consommateurs, influence également le coût de production des activités économiques, constituant ainsi un élément de compétitivité.

Face à cette situation, l’organisation institutionnelle et les périmètres de la compensation ont connu des aménagements multiples et des réformes des modalités d’organisation. Actuellement, la CGC gère la subvention des biens suivants : les produits céréaliers et dérivés, l’huile de graine, le lait, le sucre, les cahiers scolaires. C’est donc la filière céréalière qui domine les subventions des biens de première nécessité (autour de 80 % du total ces dernières années, contre 5-6% pour l’huile végétale et 5-6% pour le lait). C’est, également, celle dont le dispositif est le plus complexe et exige de grandes capacités et qualifications des autorités publiques. Les transferts ont plusieurs bénéficiaires : l’Office des céréales (OC) en tant qu’importateur et collecteurs de céréales, les coopératives privées (par l’intermédiaire de l’OC) qui collectent les céréales, les minotiers et les pastiers (industriels de pâtes, couscous…). Le principe général de la subvention est de compenser la différence entre les coûts de production et les prix de rétrocession ou de consommation fixés par l’Etat.

Pour les produits énergétiques, la subvention est transférée directement par l’Etat aux deux organismes à savoir la Stir (Société tunisienne des industries de raffinage) et la Steg (Société tunisienne de l’électricité et du gaz). Elle doit couvrir la différence entre leurs coûts d’approvisionnement et de production et le prix de cession aux opérateurs des produits pétroliers (pour la Stir), ou le prix de référence utilisé pour établir les tarifs de vente de l’électricité et du gaz aux consommateurs finaux (pour la Steg).

Est-ce que les ressources allouées sont utilisées efficacement pour atteindre l’objectif visé, qui concourt à l’intérêt général, ou peut-on considérer cette compensation comme une forme de dilapidation des recettes de l’Etat ?

Si on veut parler de ‘’dilapidation des deniers publics’’, on n’a que l’embarras du choix en ce moment ! En effet, les ressources publiques allouées, qui naturellement dépendent de la volatilité des prix internationaux, mais aussi des modalités d’organisation des dispositifs, ont été : pour la CGC (produits de ‘’base’’), 1.700-1.800 MD en 2017-2020, et 2.400 MD prévus pour 2021, soit respectivement 1,5-1,6 % et 2% du PIB. Pour les produits énergétiques, les montants sont assez variables selon le prix du pétrole, avec 1.550, 2.700, 2.100 MD, respectivement en 2017, 2018, et 2019.

Manifestement, ce sont des dépenses qui pèsent sur le budget public. Mais les études et évaluations récentes avancent d’autres données utiles, en particulier concernant les effets des subventions des biens de première nécessité : amélioration de l’état nutritionnel des ménages défavorisés, contribution à la réduction de la pauvreté et de sa sévérité, réduction des inégalités résultant de leurs effets redistributifs non négligeables pour les plus démunis, action favorable sur le pouvoir d’achat de plusieurs couches de la population par une certaine maîtrise de l’inflation, renforcement de la compétitivité-prix des produits nationaux grâce à la préservation du coût du travail…

Plusieurs de ces effets sont, également, observés pour les produits énergétiques. Mais il n’en demeure pas moins que de sérieux et légitimes reproches sont adressés à notre système de subvention. Le principal découle de toute modalité de transfert universelle : les plus aisés captent, proportionnellement, une plus grande part de la subvention, et en bénéficient mieux individuellement.

Mais les limites du système ne s’arrêtent pas là !

Absolument ! D’autres inconvénients peuvent être, à juste titre, invoqués : ainsi, pour les produits énergétiques par exemple, le maintien artificiel de prix d’usage inférieurs aux prix du marché entraînerait les comportements des consommateurs de ces biens (entreprises ou ménages) éloignés de l’efficience, aboutissant à de multiples dysfonctionnements qui retarderaient les ajustements et réformes économiques, décourageraient l’innovation et l’évolution technologiques, entraîneraient un laxisme qui n’incite pas à la maîtrise de l’énergie et la promotion de l’efficacité énergétique. Sur le plan macroéconomique, au-delà des lourdes charges imposées aux finances publiques, l’encouragement de la demande d’énergie pourrait détériorer les équilibres extérieurs et ralentir la croissance.

Il faudrait ajouter à tous ces risques les impacts potentiellement négatifs sur l’environnement, notamment sur les émissions résultant de l’usage de combustibles fossiles, agissant sur le réchauffement global avec les gaz à effet de serre, mais affectant également la santé des habitants, l’agriculture et le bâti urbain.

De 2011 à 2016, la moyenne de la subvention qui se perd dans le cadre de la contrebande se situe probablement entre 120 à 140 millions de dinars chaque année à destination de la Libye et l’Algérie. Quels mécanismes à mettre en place pour lutter contre ce fléau ?

Ce n’est pas un problème de subvention. Ici, c’est un problème de contrebande et de gestion des exportations en général. Pour ce faire, à mon avis, les biens subventionnés doivent être interdits à l’export ou accompagnés d’un mécanisme de ‘’ristourne à la frontière’’! Vous pouvez imaginer les dispositifs de contrôle à mettre en place !

Vous dites donc que revoir les mécanismes de subvention en Tunisie est, aujourd’hui, indispensable. Quels sont les clés qui mènent à la réussite des réformes pour s’assurer qu’elles mettent fin à l’érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes ?

Depuis pas mal de temps maintenant, on observe et on entend des appels, demandes, requêtes, recommandations, voire exhortations, professions de foi, de diverses parties – bailleurs de fonds, partenaires internationaux, partis politiques nationaux, gouvernement — pour traiter convenablement ce problème, réformer le système de subvention dans le pays, sinon le supprimer complètement. Parmi les arguments majeurs avancés : le poids excessif sur le budget de l’Etat, le défaut de ciblage, l’extension du bénéfice de cet avantage au-delà des ayants droit légitimes, les gaspillages multiples occasionnés…

Il n’est pas inutile alors de rappeler le statut des transferts en nature (que sont les subventions des biens) en analyse économique. En général, ces transferts peuvent être légitimes à deux titres : quand l’organisation des marchés et circuits économiques n’est pas concurrentielle et rationnelle ; puis dans un objectif redistributif, de justice sociale, de réduction des inégalités dans l’accès aux biens (en particulier de première nécessité). L’action publique vient ici corriger les dysfonctionnements de l’organisation économique et sociale. Mais faudrait-il encore que les bénéficiaires soient bien les bons groupes de la population visés par l’action sociale publique !

Pour revenir à votre question, on l’a dit à maintes reprises et on ne cesse de le répéter, le problème est complexe, la solution procédera certainement d’un processus complexe, il n’y a pas de mystère !

Il faut d’abord garder à l’esprit que, comme cela a été rappelé auparavant, si la compensation générale des produits de consommation finale (alimentaire et énergétique) profite majoritairement à la population non pauvre, son importance est cependant la plus forte pour la population la plus pauvre. La suppression de la subvention lui rendrait la vie intenable; plus encore, elle accroîtrait les inégalités dans la répartition des revenus.

Seule la suppression de la subvention dont bénéficient les couches les plus riches pourrait réduire l’inégalité dans la répartition.

Mais comment faire ?

Réserver les aides publiques à ceux qui en ont le plus besoin présuppose la définition et la délimitation des bénéficiaires potentiels, avec une connaissance dynamique permettant de suivre leur évolution, pour prendre en compte continuellement les entrants et sortants éventuels. C’est ici qu’intervient la fameuse, vieille et difficile question du ciblage des bénéficiaires des subventions. Ce qui fait que le gouvernement doit se préparer à l’indispensable mais difficile quête d’un meilleur ciblage de la subvention.

En état d’information parfaite sur les revenus de la population, les pouvoirs publics peuvent mettre en œuvre une politique redistributive efficace et en particulier définir les aides financières, conditionnées au niveau des ressources selon le principe de la dégressivité et adaptées aux groupes les plus pauvres et les plus vulnérables.

Une réforme radicale de la politique publique de subvention, mettant en œuvre un programme de transferts directs avec des compensations suffisantes aux populations pauvres et vulnérables (qui risqueraient sinon de souffrir le plus de la levée des subventions) a un prérequis : un système d’information complet et efficace sur les revenus de la population. Mais tel n’est pas le cas, aujourd’hui, étant donné que l’information sur les revenus est très fragmentaire et imparfaite.

Alors on continue la démarche de ciblage adoptée depuis longtemps qui se fonde sur un mécanisme d’auto-sélection par différentiation de la qualité : les biens subventionnés correspondraient à la consommation des catégories pauvres de la population (révélée par les enquêtes) et qui ne seraient donc pas demandés par les plus riches.

Dans la situation actuelle et à un horizon proche, les actions améliorantes de l’usage des ressources publiques à l’adresse des populations vulnérables peuvent se faire par l’évaluation et la réorganisation du dispositif de la CGC avec un audit des circuits, la clarification et la séparation des objectifs (aides à la consommation, à la production agricole, industrielle, ..), la sélection actualisée et fondée des biens à subventionner, la simplification des procédures des transferts monétaires, la coordination effective et renforcée entre les opérateurs (administration, offices, acteurs privés…) ; l’avancement raisonné dans la réduction de la subvention des biens énergétiques ; le renforcement des structures de l’assistance sociale pour aider à l’identification des catégories pauvres et précaires éligibles au soutien de l’Etat…

Mais la situation actuelle de crise majeure économique et sociale appelle à la plus grande prudence dans la gestion des dépenses publiques : si la plus grande efficacité doit être recherchée, la réduction des dépenses publiques peut être un facteur aggravant de récession économique. Les réformes structurelles susceptibles d’affecter négativement le pouvoir d’achat des populations, y compris les «classes moyennes», sont plus productives et de meilleure acceptabilité sociale en période de croissance et de progression des revenus.

Où en est l’identifiant social unique, qui a comme objectif de cibler les vrais ayants droit des transferts sociaux et de mettre fin à cette iniquité de compensation généralisée?

C’est une composante essentielle de ce système d’information indispensable, en particulier, à une réforme profonde de la politique de subvention des biens et à l’efficacité de toute politique sociale. Mais cet identifiant social unique, en préparation depuis 2016, tarde à voir le jour. Il est supposé connecter les bases de données des caisses sociales et des registres de l’Amen social (qui devrait enregistrer environ 900.000 ménages, rassemblant les bénéficiaires des programmes d’aide aux familles nécessiteuses (Pnafn) et de soins à tarif réduit (AMG 2).

L’orientation stratégique cruciale demeure cependant l’élaboration et la mise en œuvre d’un identifiant unique au niveau national qui permet de connecter toutes les bases de données administratives. C’est une condition capitale devant être remplie avant de procéder à la définition et la mise en œuvre de la réforme du système de protection sociale. Elle est par ailleurs également essentielle pour toute réforme fiscale aboutie en termes d’équité et d’optimisation des ressources publiques. A ce titre, elle constitue un marqueur de la volonté des pouvoirs publics de mener véritablement les réformes demandées par l’intérêt général.

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