Tribune |Tunisie : le mur de la dette en 2021

Par Skander OUNAIES

L’année 2021 verra la Tunisie faire face à trois contraintes économiques majeures. Il s’agit, d’une part, des conséquences, particulièrement en termes de chômage (près de 250.000 chômeurs supplémentaires) et de désindustrialisation (35% des petites et moyennes entreprises sont menacées de faillite), du taux de croissance négatif du Produit intérieur brut (PIB) pour 2020, estimé par le Fonds monétaire international (FMI) à -7%. Certains économistes n’hésitent pas à dire, que ce taux risquerait fort d’être, hélas, dépassé et pourrait se rapprocher des -10%, analyse, qui reste, à mon sens, très défendable, compte tenu des taux de (dé)croissance du PIB donnés par l’Institut national de la statistique (INS),respectivement, des second et troisième  trimestres-21,7% et -6 %, comparativement à l’année précédente.

D’autre part, de l’impossibilité quasi certaine de financer le budget compris dans la loi de finances (LF) 2021, car il nécessite des financements extérieurs de l’ordre de 4 milliards d’euros, une somme très difficilement mobilisable sur le marché financier international, vu la dégradation récente de la  notation souveraine du pays (rang B) par l’agence Fitch Ratings  (novembre 2020), qui passe de stable à négative .Enfin, du niveau des dettes publique et extérieure, qui verront leur montant quasiment atteindre des pics insoutenables pour l’économie. C’est sur ce dernier constat, dangereux à tous points de vue, que se focalise cette analyse.

Une erreur de  politique économique  fatale

Comment la Tunisie a-t-elle abouti à cet engrenage de l’endettement, qui impliquera, obligatoirement en 2021, des choix décisifs en termes de stratégie de gestion de dettes. Deux éléments majeurs expliquent, à notre sens, la situation actuelle. Il s’agit, d’une part, d’une erreur manifeste de diagnostic économique, effectué en 2012 par le  premier gouvernement tripartite Troïka I, issu des  élections législatives  d’octobre 2011,qui a considéré que la Tunisie subissait un choc de demande, et donc il fallait appliquer une politique de relance par la demande (augmentations des salaires), alors que, réellement, le pays subissait un choc d’offre, suite aux différents mouvements sociaux observés, nécessitant ainsi une action immédiate en faveur des entreprises, par  une subvention des coûts, ainsi qu’un report momentané des différents paiements, afin de maintenir la compétitivité de ces firmes et contribuer ainsi à maintenir, autant que possible, l’emploi.

D’autre part, pour financer les déficits résultant des différents augmentations de salaires, ainsi que des recrutements aberrants effectués dans la fonction publique (92.000 fonctionnaires recrutés en 2012, selon le Journal officiel), l’Etat a dû  emprunter, surtout à l’extérieur, pour faire face, entre autres, à cette explosion de masse salariale, couplée à une croissance atone. Il en résulte, selon une étude de l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites 2018), que l’encours de la dette publique, a été multiplié par 3, entre 2010 et 2018, et sa part dans le PIB progressé de 40,7% à 71,7% entre 2010 et 2018. Toutefois, cet endettement n’aura servi à rien en termes de croissance pour le pays, puisque, sur la période 2007-2010, la Tunisie empruntait 0,5 dinar pour réaliser 1 dinar de croissance. Ce même dinar de croissance nécessitera en  2011-2014, un emprunt de  1,2 dinar. En revanche, sur la période 2015-2018, la Tunisie empruntera 1,8 dinar pour réaliser, toujours, 1 dinar de croissance.

On constate ainsi l’efficacité quasi nulle, à partir de l’année 2011, de l’emprunt extérieur  sur la croissance du PIB.  Ces chiffres sont à rapprocher de l’envolée de la dette extérieure, dont la part dans le PIB passe de 37% du PIB en 2010 à 86% en 2018 (FMI), pour culminer à 107,8%  du PIB pour l’année 2020,  toujours selon le FMI (avril 2020). Cette situation résulte  du creusement des déficits budgétaires  depuis 2011, liés, entre autres, à une baisse drastique du taux d’épargne nationale  qui passe de 23% du PIB en 2011 à 2%  du PIB pour l’année 2020.

Le mur de la dette pour 2021

Ainsi, pour 2021, la Tunisie aura à faire face à une dette publique de l’ordre de près de 100% du PIB, si l’on inclut les pertes des entreprises publiques, ainsi que le montant à payer (estimé à près de 1 milliard de dollars), pour le litige de la Banque franco-tunisienne (BFT), tout en considérant, pour la même année, une dette extérieure, qui sera, vraisemblablement, et selon les différents stress tests (tests de soutenabilité de la dette) établis par le FMI, supérieure à 100%  du PIB. Cette pression financière se prolongera jusqu’ en 2025, vu les échéances de remboursements qui se profilent.

La crise sanitaire en cours et ses effets à venir poseront certainement des problèmes graves en termes de remboursements  de dettes, pour lesquelles, à mon sens, on aurait dû négocier, depuis 2015-2016, une restructuration, car la marge de manœuvre était encore possible, sachant qu’elle ne l’est plus actuellement. Il en résulte pour le pays, dans ce cas, une seule voie possible, celle d’un nouvel accord avec le FMI, qui permettrait d’éviter la situation d’un « mur de la dette », mais dans ce cas, l’Institution imposerait, certainement, des conditions économiques et financières draconiennes pour le pays. L’économiste Michel Aglietta affirme  qu’ « il n’y a de monnaie légitime qu’adossée à une souveraineté », pour le cas de Tunisie, à partir de 2021, cette réflexion  prend une signification vitale.

S.O.                                  

* Ancien conseiller économique, Fonds Souverain du Koweït (KIA)

    Professeur à l’Université de Carthage

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