Dix ans après : Quelles perspectives ?

Par Pr. Ahmed FRIAA*

Dix ans se sont déjà passés depuis le soulèvement populaire qu’a connu notre pays entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011. C’est une période somme toute négligeable à l’échelle de l’histoire, mais suffisamment longue à l’échelle humaine, pour permettre d’en dresser un premier bilan et émettre quelques idées quant aux perspectives d’avenir possibles.

Il est bien connu que le monde social est loin d’être gouverné par une loi binaire. Il n’est pas noir ou blanc. Si bien que ces dix années comportent des aspects positifs et d’autres qui le sont beaucoup moins.

Le Tunisien jouit aujourd’hui d’une indéniable liberté d’expression, pouvant même atteindre différentes formes d’anarchie, oubliant, chez certains, qu’elle se limite là où commence celle d’autrui. Le Tunisien jouit en outre aujourd’hui d’une grande latitude dans ses choix politiques ou idéologiques, avec une prolifération des offres politiques et associatives. Mais est-ce suffisant pour faire un pays où il fait bon vivre, dans la quiétude et la dignité ? La réponse est naturellement non ! Au désespoir des tenants d’un discours populiste en rupture avec la réalité.

Le revers de la médaille est loin d’être séduisant. Malheureusement, l’Etat a été considérablement affaibli, l’autorité a été émiettée entre différents pôles de pouvoir, l’économie est essoufflée, les finances publiques sont en déficit chronique, la pauvreté est galopante, la classe moyenne se rétrécit chaque jour davantage, le chômage est en progression continue, touchant particulièrement les jeunes, les services publics vitaux sont en régression, etc.

La Tunisie traverse malheureusement l’une des crises les plus douloureuses de son histoire moderne. Cette crise est, en outre, fortement aggravée par la maudite pandémie de la Covid-19 qui sévit depuis environ une année à l’échelle de la planète et qui n’a pas manqué d’impacter douloureusement plusieurs secteurs d’activité et contribué à davantage de désenchantement chez le Tunisien moyen. Elle est également aggravée par la persistance des risques terroristes.

Aucun être doué d’un minimum d’honnêteté intellectuelle ne peut nier un fait évident : Le Tunisien est inquiet et démoralisé, devant une réalité quotidienne des plus dures et devant l’absence d’une vision à même de lui apporter un minimum d’espoir quant à un avenir meilleur !

Je ne m’attarderai pas trop sur les raisons ayant conduit à cet état déprimant. Je me contenterai d’en souligner, à nouveau et à mon humble avis, celles qui me paraissent les plus importantes :

-La mauvaise gouvernance de la phase de transition qui a suivi le 14 janvier et les nombreuses erreurs historiques qui y ont été commises, et notamment le choix de la voie exclusive qui a privé le pays de l’apport de milliers de cadres patriotes, compétents et expérimentés. Ce qui a surtout conduit la plupart des nouveaux responsables à éviter au plus de s’impliquer dans des décisions, même si celles-ci sont recommandées par l’intérêt général, de peur d’être poursuivis en justice.

-L’option d’une refondation à partir de néant, en considérant que le pays était en état de ruine, au lieu de préserver les acquis et les renforcer, tout en mettant en place les mécanismes et les législations en vue d’éviter la reproduction des erreurs passées.

-Le manque de rigueur dans la pose des problèmes auxquels se trouve confronté le pays, favorisant les solutions populistes qui ne font qu’aggraver davantage la situation à laquelle on cherche une solution viable et durable. Ce qui aurait nécessité le rappel de cette belle citation du grand physicien Albert Einstein qui disait, à juste titre : «Il n’y a pas de problème sans solution, mais plutôt des problèmes mal posés», or la plupart de nos problèmes ont été malheureusement mal posés, à commencer par celui des diplômés chômeurs.

-En plus d’autres raisons, d’ordre culturel, comme par exemple l’esprit de haine et de vengeance qui anime des esprits mesquins et notre incapacité à transformer la diversité de nos choix idéologiques en facteur d’enrichissement mutuel en lieu et place de facteur de division, d’exclusion et de déchirure, en plus de la marginalisation du travail bien fait et l’aspiration vers  l’excellence au profit de la médiocrité, la violence et le mensonge, etc.

Je le dis pour l’histoire, si Ahmed Nejib Chebbi, qui était sans doute l’opposant le plus crédible un certain 14 janvier et qui s’est distingué par une vision éclairée d’un véritable homme d’Etat, n’a malheureusement pas été entendu. Il tenait le discours de la sagesse et a tout fait pour éviter au pays de sombrer dans le chaos. Le populisme l’a malheureusement emporté et nous en payons aujourd’hui le lourd tribut.

Inutile de s’attarder davantage sur le passé, d’autant que nous vivons dans un monde qui connaît des transformations rapides et profondes. Un monde où celui qui n’arrive pas à avancer rapidement recule.

Une question cardinale se pose alors tout naturellement. Existe-t-il des perspectives pour un avenir meilleur pour notre pays ? Et à quelles conditions ?

Ce qui milite en faveur d’un avenir meilleur pour notre pays est que le principal facteur de compétitivité dans le futur se trouve être essentiellement la capacité à maîtriser le savoir et de pouvoir en tirer profit. Autrement dit : la principale richesse digne d’intérêt dans notre monde contemporain n’est autre que les ressources humaines de qualité. Or, notre pays dispose précisément d’une jeunesse capable de grande créativité, et d’une indéniable faculté d’adaptation, si des conditions appropriées lui sont accordées.

Si bien que la sortie de la grave crise que traverse notre pays passe inéluctablement par la création d’un environnement à même de permettre l’exploitation, d’une manière efficiente, de l’intelligence collective de notre jeunesse, dans le cadre d’une vision prospective claire, tenant compte des mutations rapides que connaît notre monde actuel.

Comment faire ? La réponse à cette importante question ne peut se faire que dans le cadre d’un débat auquel doivent participer toutes les forces vives de la nation.

Néanmoins, ce débat gagnerait à être balisé par quelques idées forces que voici :

1- Tourner au plus vite la page du passé, regarder davantage vers l’avenir et laisser l’étude de l’histoire aux spécialistes qualifiés. Le clivage se trouve désormais, si clivage existe, entre ceux qui sont au service de l’intérêt national et ceux qui sont au service d’agendas étrangers.

2- Se convaincre que les problèmes qu’affronte le pays et même s’ils paraissent, a priori, d’ordre socioéconomique, trouvent leurs racines en particulier dans le mauvais choix du système politique adopté et de la politique culturelle et éducative suivie.

3- Avoir le courage de se remettre en question et reconnaître les nombreuses erreurs commises, en vue d’éviter leur reproduction. Et ne pas avoir honte de reconnaître que la démocratie ne doit pas être une fin en soi. Un être qui a faim, qui ne voit pas d’issue à sa situation déplorable, n’a que faire de la démocratie !

En revanche, ce qui importe c’est surtout l’instauration d’un véritable Etat de droit. L’Etat de droit permet en effet l’éclosion des compétences et encourage les initiatives créatrices de nouvelles richesses et cet Etat de droit impose la répartition équitable de cette richesse entre les citoyens et les régions faisant que le bénéfice est acquis pour tous.

4- S’inscrire dans le cadre des nouveaux paradigmes induits par les révolutions technologiques et le monde virtuel dans lequel nous sommes désormais embarqués. En effet, tout est en train de se transformer, on ne travaillera plus demain comme avant. On ne gérera plus les affaires publiques comme si de rien n’était, on n’affrontera plus la compétitivité de l’intelligence qui devient une réalité incontournable sans une véritable remise en question.

5- Ayons à l’esprit que, dans un environnement en perpétuelle mutation, les systèmes les plus adaptés sont les systèmes souples obéissant au slogan bien connu que voici : «Moins d’Etat, mais mieux d’Etat».

Il ne s’agit là que de quelques idées, forces, comme déjà indiqué, qui nécessitent d’être enrichies dans le cadre d’un débat national auquel seraient conviées toutes les forces vives, sans exclusive et en dehors de tout esprit de haine. Cela étant, je crains que malheureusement, notre pays serait appelé à connaître encore une période difficile, à court terme, en raison d’une loi historique selon laquelle, les erreurs de l’histoire coûtent souvent cher en temps et en souffrances.

Gardons néanmoins espoir.

J’ose espérer que si la sagesse retrouve sa place parmi les qualités devant régir notre comportement collectif, la Tunisie serait promise à un bel avenir, à moyen et plus long terme. Il appartient à tout patriote de militer en vue d’épargner à notre pays la voie du populisme, qui ne mène qu’à l’aggravation de la crise et à davantage de désespoir de nos concitoyens, et d’écourter le plus possible la période de désenchantement que nous traversons.

Que Dieu préserve notre chère Tunisie.

*Universitaire, ancien ministre

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