Tribune: Quel bout du tunnel pour la Tunisie ? 

N’oublions pas trop quand même. Au moins dès le milieu des années 70 du siècle dernier, il aurait fallu engager la sortie du parti unique. Le temps perdu est énorme. Equivalent à celui d’une génération. Quand le blocage dure trop et devient trop dur à supporter, il n’y a en général que deux sortes d’issue, l’organisée et la désorganisée. La nôtre fut du deuxième genre. Et dans ce deuxième cas, il y a deux types d’évolution, la maîtrisée et la non-maîtrisée. Et pour nous ce fut aussi de la deuxième catégorie. Nous n’avons pas tiré le meilleur lot. C’est notre destin et il faut courageusement l’accepter. Notre seule arme devient dans ce cas l’extrême lucidité. Toutes les révolutions ont eu à résoudre deux problèmes cruciaux, si elles ne veulent pas sombrer.

Le politique et l’économique. Pour le politique il n’y a pas trop de choix, parce que l’effondrement commence toujours par là, et il n’y a pas d’autre alternative que de reconstruire. Et c’est là où les révolutions procèdent alors par deux manières de faire. La « raisonnée » qui ne s’attaque qu’à un très grand problème à la fois, le politique en l’occurrence, celui qui ne laisse pas d’alternative, et l’«irraisonnée» qui s’attaque à tout, le politique et l’économique. Ce fut là aussi ce second choix qui a été adopté en Tunisie. Raison de plus pour s’armer du plus de clairvoyance possible. Car c’est bien cela qui avait terriblement manqué. En s’empêchant de voir qu’autant pour un « système politique » cela peut s’effondrer, pour le « système économique », qui lui était certes organiquement lié, cela doit non seulement faire partie de la négociation de la transition, mais il doit d’autant plus en faire partie que construire « un nouveau système économique » ne se fait pas en claquant des doigts, ni non plus en rupture totale avec l’existant.

Il y a eu un seul moment où l’ancien système économique s’était inscrit dans une perspective de changement dans les conditions de la révolution, espérant probablement que cela devait se faire sous son propre diktat, mais là n’est pas la question, ce fut lors de l’expérience politique Béji Caïed Essebsi – Nida Tounes. Le fait que la proposition de « réconciliation économique » ait été refusée en bloc et non pas en essayant d’y apporter le plus d’amélioration possible, sous le fallacieux prétexte de lutte anti-corruption, alors que cela sentait le désir de chantage à des kilomètres, cela a ajouté un paramètre de perturbation supplémentaire à la très compliquée transition politique. En effet, faute d’encadrement politique de l’économique, un encadrement à caractère national et non pas de marchandage partisan, la corruption a métastasé, dont la conséquence la plus violente est l’extrême fragilisation de l’Etat, et du coup la poussée du politique vers un no man’s land, parce que sans Etat il n’y a guère de politique, quelles que soient les dispositions prises pour contourner cet obstacle systémique.

Le fait d’avoir refusé à Nida Tounes et Béji Caied Essebsi la clé qui aurait permis de se saisir de l’une des deux variables pour ne pas laisser le pays, en dehors de toute posture d’équilibre, a été non seulement à l’origine du fiasco économique, mais également du fait que l’ancien système ait muté vers un hydre économique à plusieurs têtes, le tout finissant par déteindre sur le politique, qui a éclaté en mille morceaux, donnant l’Assemblée et la présidence actuelles, incapables de faire face à la nouvelle vague de contestation, qui va être d’autant plus stérile, et qu’à Dieu ne plaise violente, qu’il n’y a pour elle aucune perspective politique. Aujourd’hui, la scène politique est hyper gadgétisée. Sans aucune consistance. Elle se réduit à un théâtre d’ombres, où l’unique souci qui guide tout le monde est comment se faire réélire. A n’importe quel prix. Y compris en proposant un bouquet de mesures démagogiques coûteuses au moment où l’Etat est financièrement à genoux. Le début du salut viendra de la reconnaissance de l’échec de tous, sans aucune exception. Peut-être, alors, un dialogue national sérieux, qui commencera par un diagnostic décapant, constituera-t-il un mince espoir d’entrevoir les premières lueurs d’un lointain bout de tunnel qui, pour le moment, reste en dehors de tout champ de vue.

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