Iace – 7e édition du forum de la gouvernance d’entreprise – Commissaires aux comptes : pour une indépendance réelle et protégée
«Le contrôle légal des comptes ne peut être efficace sans régulation et sans protection de la profession. Le moment est donc venu de repenser en profondeur notre modèle de sécurité financière», affirme, dans ce contexte, le président du Centre tunisien de gouvernance de l’entreprise (Ctge).
La Presse — Vingt ans après sa promulgation et sur fond de recrudescence des affaires de faillite et d’escroqueries ayant ébranlé le monde des affaires en Tunisie, la loi 2005-96 sur la sécurité des relations financières revient sur le devant de la scène. Elle a fait l’objet d’analyses approfondies et de débats lors de la 7e édition du forum de la gouvernance qui s’est tenue, récemment, à la Maison de l’Entreprise.
L’événement était, en effet, l’occasion de revenir sur le contexte historique qui était à l’origine de la publication de cette loi, mais surtout d’en faire le bilan, deux décennies après son adoption, afin de tirer les leçons du passé et proposer les recommandations nécessaires. Pour ce faire, le président du Centre tunisien de gouvernance de l’entreprise (Ctge), Fayçal Derbel, a présenté les résultats de deux enquêtes réalisées auprès de deux échantillons d’experts comptables et d’entreprises non financières et non cotées à la Bourse.
Un décalage entre le texte et le contexte
Rappelons d’abord que la loi 2005-96 vise à renforcer la transparence financière des entreprises. Promulguée en 2005, la loi a été élaborée dans un contexte national et international particulier. En effet, au début des années 2000, plusieurs pays à travers le monde ont procédé au renforcement de la transparence des rapports financiers des entreprises, via des lois comme Sox (aux Etats-Unis) ou d’autres textes similaires en Europe.
Cette conjoncture internationale a coïncidé avec une affaire de faillite d’une entreprise tunisienne de vente de biens électroménagers qui a, selon Derbel, ébranlé la confiance en les marchés financiers.
À l’époque, l’introduction d’une loi appuyant le Code des sociétés commerciales semblait inévitable. Inspirée des textes internationaux, la loi 2005-96 sur la sécurité des relations financières s’emploie, en effet, à renforcer sept piliers : la présence des commissaires aux comptes dans toutes les sociétés commerciales; l’indépendance des commissaires aux comptes ; la transparence des sociétés commerciales; la responsabilité des organes de contrôle et de direction des sociétés commerciales ; la politique de divulgation financière de sociétés de la bonne gouvernance; l’institution légale d’un contrôle dual; et enfin l’organisation de la gestion de portefeuilles de valeurs mobilières pour le compte de tiers.
L’objectif était, selon Derbel, de rétablir la crédibilité des Etats financiers, de renforcer la responsabilité des commissaires aux comptes et des dirigeants sociaux et de préserver l’épargne nationale.
La loi 2005-96 avait donc introduit, pour la première fois en Tunisie, des mécanismes modernes de gouvernance d’entreprise, tels que le co-commissariat pour garantir la collégialité du contrôle légal, la rotation des commissaires aux comptes pour éviter la dépendance et la complaisance, la limitation du nombre de mandats pour préserver l’indépendance des commissaires aux comptes, la création du comité d’audit, les lettres d’affirmation, le délit d’entrave…
Mais l’intervenant poursuit en affirmant que «le dispositif juridique s’est révélé impuissant, sans une application rigoureuse et sans culture de la supervision, malgré les efforts et malgré le rôle salutaire et déterminant aussi bien du Conseil du marché financier que récemment du Registre national des entreprises ». Un constat qui témoigne, selon ses dires, d’un décalage entre le texte et le contexte. C’est ce qui a été d’ailleurs confirmé par les résultats des études réalisées, à cet effet.
Le RNE, un gage de confiance
La première enquête qui a été réalisée auprès d’une soixantaine d’entreprises a révélé que 81 % d’entre elles recourent au RNE pour la communication des informations financières, contre 89 % pour recueillir des informations sur leurs partenaires, leurs clients, leurs fournisseurs… Pour 49 % des entreprises interviewées, la désignation du commissaire aux comptes se fait sur la base de recommandations, contre 21 % via une consultation et 15 % dans le cadre de la rotation du cabinet.
L’enquête révèle par ailleurs que 9 % des entreprises changent de commissaire aux comptes par suite de soupçons de conflits d’intérêts.
41 % des experts-comptables ont déjà alerté la justice
En effet, les résultats de la deuxième enquête ont révélé qu’en matière d’indépendance et d’intégrité, 74,5 % des experts comptables interrogés ont déclaré avoir refusé des missions de commissariat en compte par souci d’indépendance. 78,4 % d’eux n’ont été soumis à aucun contrôle périodique et indépendant durant les trois dernières années.
S’agissant de l’exercice professionnel, 43 % d’entre eux ont déclaré avoir exprimé des réserves dans le rapport dans 10 à 30 % des cas. 36 % d’entre eux ont affirmé avoir identifié des défaillances majeures dans le dispositif de contrôle interne. Si 96 % des experts-comptables ont déclaré ne pas avoir révélé ou présenté des déclarations de soupçon à la Ctaf, 41,2 % d’eux ont affirmé avoir procédé à une révélation de faits délictueux au procureur de la République durant les trois dernières années. 21 % des professionnels déclarent avoir saisi la commission du suivi des entreprises économiques et 88,2 % d’entre eux ont affirmé que leur mandat est systématiquement renouvelé dans plus de 50 % des cas.
À la question relative aux défis inhérents à la pratique de la profession auprès des sociétés auditées, les professionnels ont unanimement répondu en désignant le risque pénal comme étant le risque majeur. S’ensuivent, respectivement, la complexité réglementaire et le risque de non-révélation ou de révélation.
S’agissant des réformes recommandées, la profession appelle à la suppression du risque pénal, mais aussi au blocage de l’inscription au registre national des entreprises des sociétés qui n’ont pas désigné de commissaire aux comptes. Aussi, les experts comptables proposent de mettre en place des conditions académiques et professionnelles pour le poste d’administrateur.
Pour le président du Ctge, ces chiffres reflètent un déficit de la culture de conformité aux lois. Selon ses dires, la gouvernance d’entreprise doit évoluer au même rythme que l’économie de la technologie, et le contrôle légal des comptes ne peut être efficace sans régulation et sans protection de la profession.
« Le moment est donc venu de repenser en profondeur notre modèle de sécurité financière », a-t-il asséné. D’après lui, passer d’une logique de conformité formelle à une culture de la responsabilité partagée, d’un contrôle dispersé à une supervision coordonnée et institutionnalisée, et surtout d’une gouvernance d’apparence à une gouvernance d’efficacité, est donc devenu indispensable. Il a appelé, dans ce contexte, à la création d’un organe de supervision indépendant, à l’instar du Pcaob.