Sur nos écrans – version restaurée de « L’Homme de Cendres » de Nouri Bouzid : Et il renaît de ses cendres
Par Lassaad JAMOUSSI*
Il fait peau neuve pour une nouvelle sortie nationale et internationale, quarante ans après sa création. C’est un véritable événement culturel, digne de l’intérêt majeur des cinéphiles et des spectateurs.
De retour sur les écrans de Tunisie et dans le monde à partir du 12 novembre 2025, un grand classique du cinéma tunisien qui n’a pas pris une ride. Grâce aux efforts conjugués du ministère de la Culture, du producteur Habib Attia, des efforts de Mohamed Challouf et de la précieuse contribution technique des cinémathèques de Bruxelles et de Pologne, « L’homme de Cendres » a pu retrouver une peau neuve pour une nouvelle sortie nationale et internationale, quarante ans après sa création.
C’est un véritable événement culturel, digne de l’intérêt majeur des cinéphiles et de spectateurs. La réalisation de « L’homme de cendres » (Rih Essod en arabe) constituait une articulation majeure dans l’histoire du cinéma tunisien; celle de l’engagement sur les chemins du réalisme social.
Ce qui frappe dans ce film, ce n’est pas seulement le courage de l’avoir réalisé en 1986, bravant ainsi la chape de plomb qui pesait lourdement sur la question de la pédophilie, mais c’est la précision, l’exactitude, la puissance de l’histoire et des conflits intimes et extimes. L’entreprise est périlleuse, le choix du thème est hardi, le traitement artistique audacieux.
Nouri Bouzid signait son premier long métrage, Ciné-Télé-films, fondée par Ahmad Bahaedine Atia, entreprend sa première création, Youssef Ben Youssef engage son art de chef opérateur pour la première fois. Pour un coup d’essai, la complicité de ce trio de choc accomplit un coup de maître. La dimension dramatique est d’une forte intensité.
Le violeur face à ses victimes, le père castrateur contre son fils, la ville, enchâssée dans ses remparts et ses lignes de fuite dedans et dehors, sous les ponts et sur le port, se transmute en personnage complexe en tant que contenant et contenu des événements. La plupart des films « courageux » se cachent derrière de grands gestes.
Celui-ci reste collé au concret: des visages, des silences, des souvenirs qui viennent par fragments. On n’y « dénonce » pas; on montre. Et montrer est toujours plus fort, parce que le spectateur doit finir le travail. Quand une œuvre réapparaît quarante ans plus tard et semble plus claire qu’au moment de sa sortie, ce n’est pas parce qu’elle a changé.
C’est nous qui sommes censés mieux voir ou voir autrement. Les sujets tabous fonctionnent comme des champs minés: tant que personne n’y marche, on peut prétendre qu’ils n’existent pas. Bouzid a marché dedans. Ce geste a deux effets, il fait exploser quelque chose de caché, et il fabrique une carte de l’être-là.
Une société qui a une carte du danger est déjà différente; elle n’a plus l’excuse de l’ignorance. Le film décrit aussi une mécanique que beaucoup préfèrent confondre avec le hasard: comment la violence se transmet, comment la honte fabrique le silence, et comment le silence protège les prédateurs mieux qu’aucune loi. Il y a là une leçon générale. Les pires systèmes ne semblent pas spectaculaires de l’extérieur. Ils sont faits de petits renoncements. On ne dit rien pour ne pas faire de vagues. On attend. On attend tellement longtemps que l’attente elle-même devient une morale.
La restauration, plus qu’une opération technique, un regain de la mémoire collective
Pourquoi la restauration arrive-t-elle à point? Parce que les sociétés tiennent par des récits, et que les récits qu’on n’a pas voulu voir finissent par se venger. On croit qu’ils disparaissent; en réalité ils sédimentent. Restaurer un film comme celui-ci, ce n’est pas seulement nettoyer une pellicule. C’est remettre un miroir en face d’une génération qui se pensait plus avancée que la précédente.
Sommes-nous vraiment plus courageux, ou seulement plus bavards? Il y a une différence entre parler d’un sujet et le regarder. Le film vous force à regarder. Un autre trait qui le rend actuel est sa manière de montrer la mémoire. La mémoire n’obéit pas. Elle revient selon ses propres règles, parfois au pire moment.
Beaucoup d’œuvres traitant d’abus le font comme un dossier. Bouzid le fait comme une expérience. Et cela change tout. Quand on vous donne un dossier, vous jugez. Quand on vous immerge dans une expérience, vous ressentez. On ne devient pas plus lucide en jugeant plus fort. On devient plus lucide en ressentant de manière précise, parce que la précision coupe court aux fictions commodes.
Certains diront que l’époque a changé, que les mots ont changé, que les plateformes en parlent tout le temps. Mais c’est un piège. La quantité de discours n’est pas un bon indicateur. Ce qui compte, c’est l’épaisseur du regard. Un film comme « L’homme de cendres » a une densité que le flux n’a pas. Vous ne pouvez pas le « scroller ».
Vous devez habiter sa durée. Et la durée est l’outil le plus simple et le plus sous-estimé pour comprendre ce qui blesse. On imagine souvent que le courage artistique consiste à « aller trop loin ». Ce film fait l’inverse : il va juste assez loin. Il sait quand s’arrêter, quand laisser un plan respirer, quand taire un mot.
La retenue n’est pas faiblesse; c’est ce qui fait que l’œuvre vous accompagne après. Les images qui restent ne sont pas celles qui crient le plus, mais celles qui continuent d’émettre quand on a quitté la salle. Quarante ans, c’est long pour une carrière, mais court pour une société. Les tabous ne meurent pas avec les années; ils changent de costume.
La vraie avance, ce n’est pas d’avoir de nouveaux tabous plus à la mode. C’est de réduire la distance entre ce qu’on sait et ce qu’on supporte de voir. « L’homme de cendres » réduit cette distance. Il ne promet rien d’autre. Ce qui est déjà beaucoup. Il y a une autre raison pour laquelle cette sortie nationale et internationale compte. Les œuvres naissent dans un pays, mais elles vivent ailleurs. Les traumatismes, eux, n’ont pas de passeport. Exporter une œuvre ainsi, c’est la mettre à l’épreuve d’autres contextes.
Art de la narration, magie de l’écriture visuelle
Ce qui rend « L’homme de cendres » si solide, c’est sa narration qui ne force jamais. Bouzid raconte comme on respire: par plans qui s’enchaînent avec une logique intérieure, presque organique. On ne sent pas les coutures. La mise en scène ne cherche pas à briller seule; elle laisse le récit avancer par petites évidences.
C’est ainsi qu’on gagne la confiance du spectateur: en ne le bousculant pas quand on peut le guider. La puissance de l’image vient d’un alliage rare: beauté et nécessité. Youssef Ben Youssef, magicien de la lumière, ne compose pas des tableaux pour le plaisir d’être beaux. Il sculpte ce qu’on doit ressentir.
La lumière n’est pas un décor, c’est un argument. Une lueur plus froide décale la mémoire, une ombre épaissit le non-dit, un contre-jour rend soudain un visage illisible, comme la conscience quand elle hésite. Quand l’image pense, le film n’a plus besoin d’expliquer. On parle peu du rythme parce qu’il est invisible quand il est juste. Ici, il l’est. Les scènes durent exactement le temps qu’il faut pour que l’émotion se forme sans être pressée.
Cela paraît simple, mais c’est le plus difficile: savoir quand couper, quand tenir, quand se taire. La précision du montage, magistralement mené par Mika Ben Miled, fait tenir ensemble des souvenirs brisés sans les lisser. On sort avec une impression d’unité qui n’a pas été obtenue par la simplification, mais par l’écoute. Les acteurs, eux, ne « jouent » pas leurs personnages; ils s’y installent.
On dirait qu’ils les habitaient avant le tournage. Cette présence fraîche et vraie change tout. Elle évite la tentation de la démonstration. Un regard exact vaut plus que dix tirades. On sent qu’ils ont compris où s’arrête l’effet et où commence la vérité d’un geste: une hésitation de la main, une voix qui baisse d’un demi-ton, un silence qu’on laisse vivre.
C’est ce degré-là de sobriété qui nourrit l’émotion, parce qu’il respecte l’intelligence du spectateur. Il y a une loi simple: plus une œuvre vous laisse de place, plus vous entrez. Ici, la place est donnée par la retenue. L’image propose, le jeu confirme, et le récit relie. Le spectateur n’est pas pris en otage; il est rendu complice. D’où l’adhésion. On ne sort pas convaincu par des arguments, mais accordé par une justesse accumulée. On pourrait croire que la maîtrise, c’est d’empiler des trouvailles. Ce film montre l’inverse: la maîtrise, c’est de ne garder que ce qui sert. Ben Youssef éclaire tour à tour pour révéler et pour cacher.
Les acteurs retirent plutôt qu’ils n’ajoutent. Bouzid cadre pour écouter, pour permettre la libération des profondeurs des personnages. Cette économie produit une densité rare. À la fin, on n’a pas le sentiment d’avoir été impressionné, mais d’avoir été compris. Et c’est là le plus grand luxe au cinéma.
« L’homme de cendres » est ancré dans l’Histoire car il est également consubstantiel d’une géographie. La médina de Sfax n’est pas un décor; c’est une mémoire en pierre, en rues, venelles, chemins, artères, ruelles, galeries, passages et places. Bouzid y a grandi, et ça se voit. L’espace ne sert pas à « faire vrai », il raconte par bribes et par bloc, il joue le rôle du chœur: il sait ce que les personnages n’arrivent pas encore à dire.
Une lourde porte est brutalement fermée, en insert, le verrou pénètre dans le trou de la serrure. La métaphore est aussi puissante qu’un coup de poing. Ameur, le menuisier, n’est pas une figure abstraite du mal. Il a un prénom, un métier, un atelier où l’on vient apprendre. C’est cela qui fait peur : le mal n’arrive pas déguisé. Il se présente comme une chance.
Les apprentis entrent pour devenir quelqu’un, et c’est là qu’ils se perdent. Quand un film vous montre que la porte d’entrée du drame est une porte « normale », vous commencez à voir différemment vos propres portes. Le rappel d’un menuisier réel, conspué par le quartier et moqué par les écoliers dans les années soixante, donne au film sa charpente documentaire.
On sent la rumeur publique, les slogans de gamins devant une cave, la cruauté naïve des mots qui visent juste parce qu’ils n’ont pas appris à tourner autour. Nous avons l’impression d’entendre ce que les écoliers du quartier oriental de ma médina de Sfax scandaient en chœur, dans les années soixante, courant derrière un vieillard époumoné, le violeur.
L’initiale de son nom rappelle celle de « Ameur ». En effet « A meurt » à la fin du film, il reçoit un coup de couteau de la part de Farfat. Ce type de détail n’est pas ornemental. Il empêchera le film de vieillir, parce qu’il l’agrafe à une époque précise, donc à du vrai. Même chose pour la maison close de Madame Sajra, présente sous son vrai nom et jouant son propre rôle.
Le cinéma devient alors un témoin. On ne « reconstitue » pas; on enregistre. Le vérisme n’a pas besoin de forcer. Il se contente d’être exact. Plus une œuvre est exacte, moins elle a besoin d’être bruyante. C’est ce qui la rend forte. On parle souvent du néoréalisme comme d’un style. Ici, c’est une position morale. Filmer les lieux réels, laisser entrer les noms propres, accepter les aspérités du monde, c’est une façon de dire au spectateur : « je ne t’offre pas une métaphore, je te confie une preuve.
Et la preuve ne cherche pas à convaincre; elle oblige. Classer « L’homme de cendres » parmi les grands néo-réalistes du cinéma arabe n’est pas un compliment de plus. C’est décrire son mode d’emploi. Si vous voulez comprendre pourquoi il tient, regardez comment il colle au réel: un artisan, un atelier, des apprentis, une maison close, un quartier qui sait et qui se tait, puis qui parle trop tard. Tout est là.
Le film ne surplombe pas la ville; il la traverse. On sort avec cette impression rare que le récit aurait pu se passer autrement, mais pas ailleurs. Et c’est souvent le signe qu’on a affaire à un classique: une histoire locale qui n’aurait pas de sens si on la déplaçait d’un mètre, et qui pourtant parle à tout le monde. Parce que le local n’est pas le contraire de l’universel. C’en est la forme la plus honnête.
Fiche technique et artistique
Réalisateur : Nouri Bouzid
Scénariste : Nouri Bouzid
Sociétés de production : Cinétéléfilms (Tunis), Satpec- Société Anonyme Tunisienne de Production et d’Expansion Cinématographiques (Tunis)
Distribution 2025 : Hakka Distribution
Chef opérateur : Youssef Ben Youssef
Compositeur de la musique originale : Salah Mahdi
Décorateurs : Claude Bennys, Mohsen Rais
Monteur : Mika Ben Miled
Interprètes : Mustapha Adouani (Ameur), Yaacoub Behiri (Levy), Mahmoud Belhassen (Mustafa), Souad Ben Slimane (Emma), Khaled Ksouri (Farfat), Imed Maalal (Hachemi) Habib Bel Hédi (ami de Imed)
L.J
* Ancien professeur des universités, ancien directeur de l’Esac, expert culturel et acteur
