Tribune : La guerre de Bizerte, la bataille pour l’évacuation
La guerre de Bizerte, la bataille de Bizerte ou la crise de Bizerte est un conflit diplomatique et militaire qui opposa, durant l’été 1961, la Tunisie indépendante depuis le 20 mars 1956 et la France. Elle se joue autour du sort de la base navale de Bizerte restée entre les mains des Français et de sa rétrocession à la Tunisie.
Après des tensions diplomatiques commencées en mai lors du démarrage des travaux d’extension de la piste de la base, sans autorisation des autorités tunisiennes, les tensions arrivent à leur paroxysme et tournent à l’affrontement militaire lors des journées du 19 au 22 juillet. Bien que les forces en présence soient disproportionnées, la ville ne tomba pas grâce à la tactique utilisée par les jeunes officiers tunisiens qui, n’ayant qu’à peine cinq ans de service mais nantis d’une bonne formation professionnelle et convaincus de leurs droits, ont tenu grâce à leur courage, à leur détermination et à leur esprit de sacrifice.
On ne doit pas oublier que grâce à son excellente position stratégique, la base de Bizerte contrôle toute la partie occidentale de la mer Méditerranée.
C’est dans cet environnement géostratégique qu’éclata la guerre de Bizerte. Certains diront, plus tard, et à tort, que Bourguiba cherchait à faire cette guerre, tout en étant sûr de son issue militaire négative, et ce, uniquement pour se refaire une virginité par rapport à l’Orient arabe et surtout à son grand rival politique, le Président Nasser d’Egypte, qui considérait Bourguiba comme étant acquis à l’Occident, et par conséquent anti-arabe. Ce qui était absolument faux.
Il y a lieu de préciser que les rapports de force en présence étaient disproportionnés entre les deux antagonistes. L’armée française, implantée dans la base de Bizerte, disposait d’effectifs importants et était dotée d’avions de combat, d’hélicoptères, d’unités de chars, d’artillerie classique et anti-aérienne et d’unités navales et d’une infrastructure conséquente. L’armée tunisienne disposait dans la région de quelques unités combattantes, ainsi que de groupes de gardes nationaux.
Ainsi, le 19 juillet à 14h00, la Radio tunisienne diffuse un communiqué du Gouvernement tunisien interdisant aux aéronefs militaires français le survol de la région de Bizerte et ordonnant aux forces tunisiennes d’ouvrir le feu sur tout avion français survolant nos positions. Cela a été fait dans le but d’empêcher toute possibilité de renforcement de la base de Bizerte par des éléments venant de l’extérieur et surtout d’Algérie.
Faut-il rappeler que quelques jours plus tôt, une section de mortiers de 81mm commandée par feu le général Saïd El Kateb, lieutenant à cette époque, a pris, secrètement, position à la gare de Sidi Ahmed, à la lisière de la base aérienne française. Il a eu tout le temps nécessaire pour se préparer, très discrètement, à cette mission très particulière, celle de bombarder avec ses mortiers, et sur ordre du Commandement, la base aérienne de Sidi Ahmed.
L’ordre d’exécution lui est parvenu l’après-midi du 19 juillet et l’heure d’attaque a été laissée à son initiative mais de nuit. En effet, ses tirs, effectués tard dans la nuit du 19 au 20 juillet, occasionneront des dégâts importants non seulement aux installations de Sidi Ahmed et d’El Karrouba, mais aussi incendiant un avion Nord-Atlas et endommageant plusieurs avions de liaison stationnés sur la base.
Notre commando a été pris à partie d’abord par des tirs de contre-batterie et au petit matin du 20 juillet, par l’aviation, utilisant roquettes et canons. Il a fallu l’intervention des avions Corsaire avec des bombes de cinq cents livres lâchées à près de cinq cents mètres de leurs paras pour arriver à déloger notre vaillante unité.
En fin d’après- midi, un groupe d’avions Nord-Atlas français largue sur la base deux compagnies de parachutistes, venant d’Algérie. Ils ont été aussitôt pris à partie par nos mitrailleuses. Notre camarade le lieutenant Ismaiel Bey est allé, avec sa compagnie renforcer le barrage de la Pêcherie, non loin de la base navale.
L’armée française a riposté par des tirs de contre-batterie sur nos différentes positions, occasionnant, entre autres, une rupture de nos liaisons radio, ce qui gênera beaucoup la coordination de nos opérations. Des avions et des hélicoptères ont effectué d’intenses survols sur nos unités.
Le soir même, des éléments du génie tunisien ont mis en place des câbles en travers du canal et des canons et des armes automatiques ont été positionnées sur les berges du canal dans l’intention d’entraver les mouvements des unités navales ennemies.
Au cours des premières heures de la journée du 20 juillet, à Menzel Bourguiba et vers la porte de Tunis, un échange nourri de rafales d’armes automatiques eut lieu avec les éléments d’infanterie français. Au même moment, la porte de l’Arsenal ou porte de Bizerte est attaquée à coups de grenades incendiaires et de charges explosives par nos hommes. Ceux-ci essayaient de la détruire pour pénétrer dans l’arsenal, provoquant, vers 05h00 du matin, une riposte généralisée.
Très tôt le matin, vers 05h00, le lieutenant Taieb ben Alaya, positionné au carrefour de Teskraya et chargé de guider la batterie d’artillerie de 105 mm venant de Medjez El Bab et devant se rendre à Bizerte, fut la cible d’un bombardement aérien intense, ce qui a détruit sa jeep. L’officier a été porté disparu.
C’est le deuxième martyr de la promotion, mort au Champ d’Honneur. La batterie, revenant d’une manœuvre organisée à notre frontière ouest et n’ayant pas été informée de la réelle situation qui prévalait et de la bataille qui faisait rage, passa normalement devant la base de Sidi Ahmed.
Elle a été prise à partie, et par les armes de défense de la base et par les avions Corsaire, Mistral et Aquilon qui lui causèrent énormément de pertes. Son commandant, feu le colonel Béchir Ben Aissa, alors lieutenant, rejoignit le P.C. de l’Etat-Major tactique à la caserne Japy, devenue caserne Ouali, avec très peu d’hommes.
Au lever du jour, toutes nos positions étaient attaquées par l’aviation et la compagnie positionnée près de la Pêcherie a été disloquée. Nos tirs anti-aériens, de faible intensité du fait de nos moyens limités, n’ont pas été très efficaces. Compte tenu de tout cela, l’ordre de resserrement du dispositif vers la médina de Bizerte a été donné.
Nos éléments, ceux commandés par le lieutenant Saïd El Kateb qui, attaqués par l’aviation, ont été obligés de changer de position et ceux du lieutenant Taoufik El Jemai ont opposé une vive résistance aux éléments d’infanterie et de la marine, chargés de la défense de la base d’el Kharrouba. Ceux-ci, appuyés d’automitrailleuses, ont quitté leur position pour se diriger vers Tinja mais ont été contraints d’arrêter leur progression.
Les unités commandées par les Lieutenants Tahar Ben Tanfous et Mohamed Benzerti, positionnées au Djebel Rhara, harcelées par l’artillerie de marine ennemie, ont reçu l’ordre de se replier sur la ville de Bizerte.
Nos vaillants soldats qui tenaient la position stratégique du marabout de Sidi Zid, surplombant la grande piste d’envol de Sidi Ahmed, assez bien protégés par leurs tranchées en zigzags, feront preuve d’un très grand courage. Ils se battront comme des lions face aux paras qui ne prendront la position qu’après un corps-à-corps meurtrier.
L’Etat-Major tactique installé à la caserne Japy à Bizerte, composé du lt-colonel Ali Kortas (commandant le 5e bataillon), du commandant Mohamed Salah Mokaddem (chef d’Etat-Major tactique), du commandant Bechir Hamza (commandant le détachement du Génie), du commandant Mohamed Bejaoui (commandant l’artillerie), du lieutenant Abdelhamid Escheikh (officier Opérations), du lieutenant Salah Bouhelal (officier Logistique), du sous-lieutenant Meftah (officier génie), du sous-lieutenant Hédi Ouali (officier transmissions), ayant appris que les troupes françaises avaient forcé les barrages et avaient poursuivi jusqu’à son terme l’opération destinée à dégager la base de Sidi Ahmed, a dû se replier sur Zhana.
Il s’est rendu auparavant chez le gouverneur. C’est alors que le Gouvernement tunisien, ne souhaitant pas que des officiers supérieurs soient faits prisonniers, leur ordonna, ainsi qu’au gouverneur, de quitter Bizerte et de se replier sur Tunis.
C’est alors que nos camarades de promotion, la 1èrepromotion d’officiers de l’indépendance, ainsi que quelques autres officiers présents, ne voulant pas céder à la panique et dans le but de défendre l’honneur de l’Armée et celui du pays, s’étaient réunis à la caserne Japy, où suite à une évaluation de la situation, décidèrent de continuer le combat coûte que coûte.
Ils avaient constitué un état-major provisoire comprenant les lieutenants Noureddine Boujellebia, Hamida Ferchichi, Abdelhamid Escheikh, Bechir Ben Aissa, Salah Bouhelel, Abbes Atallah et le sous-lieutenant Hédi Ouali.. D’autres camarades et officiers commandants d’unités ont assisté à cette réunion dont les lieutenants Ammar Kheriji, Mohamed Benzerti, Abdelhamid Lajoued, Tahar Ben Tanfous, les sous-lieutenants Abderrahman Chihi, Boualem, Salem, Aziz Tej et Naji.
Au large et à vue d’œil, se trouvaient les bâtiments de la marine française, les croiseurs Colbert, De Grasse, l’Arromanches et plusieurs escorteurs d’escadre.
Le vendredi 21 juillet vers midi, les troupes françaises s’approchèrent de la ville. Elles étaient près du cimetière de Bab Mateur et attaquaient les casernes Farre et Japy avec l’appui de l’aviation ennemie qui avait la maîtrise absolue du ciel du fait de l’inexistence d’armes anti-aériennes pouvant la gêner. Toutefois, une vive résistance a été opposée à ces attaques causant des pertes sérieuses à l’ennemi. Le harcèlement des installations françaises continuait et des blindés ont été détruits.
En début d’après-midi, des éléments blindés français progressaient dans le but d’occuper le centre-ville de Bizerte.
Vers 15h00, tous nos éléments s’étaient repliés sur la ville de Bizerte et le combat de rues s’organisait. L’axe principal, l’avenue Habib-Bourguiba, était tenu par nos éléments à la tête desquels se trouvaient le commandant Bejaoui, les-lieutenant Ben Aissa, Khriji et le sous-lieutenant Ouali. D’autres axes importants étaient tenus par les Lts Lajoued et Boujellabia.
Vers 19h00, le commandant Mohamed Bejaoui, très affecté par la destruction de sa batterie d’artillerie, a tenu à aider les jeunes officiers dans ce combat inégal mais héroïque. Il a été touché par une rafale de mitrailleuse tirée par un char qui débouchait non loin de lui. Il a été mortellement atteint et, une demi-heure plus tard, il est mort au Champ d’Honneur au centre-ville, l’arme à la main non sans avoir recommandé aux officiers présents de continuer à se battre.
Devant la puissance de feu des troupes françaises qui avaient utilisé tous les moyens en leur disposition (paras, blindés, avions de combat, unités de marine, etc.) nos unités avaient reçu l’ordre, vers 19h30, de décrocher vers la médina de Bizerte où le combat ne peut être effectué que par des hommes à pied, c’est-à-dire par l’infanterie. Ainsi, le combat ne serait plus aussi inégal, à l’avantage de nos éléments.
La nuit tombée, nos unités ont installé un dispositif resserré dans la ville arabe, laquelle était dominée par l’immeuble de l’Otla, haut de dix étages et qui était occupé par les familles de militaires français. Le 22 juillet à l’aube, des tirs nourris provenant de cet immeuble visaient nos combattants se trouvant sur les terrasses de la médina.
Plusieurs tentatives d’assaut de la médina ont été repoussées, l’ennemi subissant des pertes sévères. Tous nos hommes étaient décidés à continuer le combat jusqu’à épuisement des munitions.
Il y a lieu de signaler que les sous-lieutenants Mohamed Aziz Tej (2e promotion) et Hédi Ouali (3e promotion) qui ont été admirables de courage et de bravoure ont été mortellement blessés, à près de vingt-quatre heures d’intervalle, et sont morts au Champ d’Honneur. Le plan de défense de la médina élaboré par nos camarades s’est avéré efficace. En effet, le dispositif tunisien était basé sur un déploiement équilibré permettant de faire face aux attaques françaises d’où qu’elles viennent.
Les jeunes officiers se sont battus vaillamment. Parmi eux, personne ne pouvait prétendre être un superhéros par rapport à ses camarades car tous étaient des héros. Cependant du fait de leur jeune âge, la moyenne étant de vingt-cinq, vingt- six ans, et de leur mince expérience, ils n’avaient que cinq ans de service-ils ont eu des moments d’incertitude, d’angoisse et de peur mais ils n’ont jamais eu de doute.
Et c’est grâce à leur solidarité, à leur union et à leur détermination qu’ils avaient décidé, tant qu’ils avaient avec eux ces jeunes et braves soldats et ces remarquables sous-officiers dont certains avaient assez d’expérience ainsi que des armes et des munitions, de se battre jusqu’à la dernière cartouche.

Vers 20h30 du 21 juillet, le secrétaire d’Etat à la Défense Nationale, Béhi Ladgham, donnait l’ordre de cessez-le-feu, lequel a été bien observé par nos hommes ainsi que du côté français.
Que doit-on retenir de ces trois jours de combat ? De cette guerre d’un genre particulier ? de cette guerre atypique où les jeunes citoyens avec et sans armes n’ont servi qu’à gêner nos unités en les empêchant de manœuvrer correctement et efficacement face à l’ennemi ?
D’abord, la détermination d’un groupe de très jeunes officiers courageux dont nous sommes très fiers, onze au total qui, bien que n’ayant pas encore assez d’expérience, mais animés par cet esprit patriotique, par le sens de l’honneur et du devoir, et convaincus de leurs droits, n’ont pas baissé les bras et ont relevé le défi : celui de tenir coûte que coûte la médina, malgré le déséquilibre des forces en présence et ont tous juré de se battre jusqu’à la mort.
Ensuite, beaucoup de pertes en vies humaines, pertes inutiles en comparaison des résultats obtenus : plusieurs dizaines de morts surtout parmi les civils, de nombreux blessés et des dizaines de disparus ou prisonniers.
Enfin,
1- L’anarchie indescriptible provoquée par l’intrusion de centaines de jeunes destouriens, citoyens sans arme pour la plupart, sans aucune préparation militaire et qui n’ont servi qu’à gêner les opérations de nos troupes ;
2- Le manque manifeste de planification et de préparation de pareille opération militaire, le pouvoir politique n’a donné l’ordre au commandement militaire de déclencher cette bataille que quelque 24 heures avant son commencement;
3- La nécessité pour tout chef politique, quels que soient son charisme et ses compétences, de demander, dans pareille situation, l’avis du commandement militaire pour l’aider à prendre sa décision en pleine connaissance de cause;
4- Bourguiba s’est-il trompé dans son appréciation de la situation ? en tout cas, il a démontré qu’il ne connaissait pas du tout de Gaulle, très différent des hommes politiques de la IVe République française dont il était familier et dont il connaissait l’esprit et la démarche politiques.
Bourguiba a-t-il eu tort ou raison de chercher «la bagarre» avec la France à ce moment précis ? Aurait-il dû essayer de régler cette question par d’autres moyens politiques tels que les pressions qu’auraient pu exercer sur la France les grandes puissances occidentales dont il était très proche ? A-t-il vraiment voulu se refaire une virginité par rapport au monde arabe dont le leader de l’époque, le colonel Nasser, usant de sa forte propagande, gênait Bourguiba en le traitant d’être trop proche de l’Occident ? Dans un cas comme dans l’autre, l’Histoire portera, certainement un jour, son jugement !
La bataille de Bizerte est perçue par beaucoup comme une décision peu brillante dans l’extraordinaire épopée de Bourguiba qui restera dans la mémoire collective comme étant un grand Homme politique, le Zaim visionnaire, le leader du mouvement de libération nationale, le créateur de l’Etat tunisien moderne et le libérateur de la femme tunisienne. Il marquera, sans aucun doute et d’une manière indélébile, l’Histoire de notre pays.
Bizerte sera définitivement évacuée le 15 octobre 1963.
Ce jour-là, Bizerte a accueilli le président Bourguiba venu de Tunis assister aux festivités organisées à cette grande occasion. Il était accompagné du président égyptien Jamal Abdennaceur, du président algérien Ahmed Ben Bella et du prince héritier de Libye Essnoussi.
Gloire éternelle à tous nos martyrs parmi la jeunesse destourienne, les forces de sécurité intérieure ( garde nationale, police et douanes) et les militaires qui ont irrigué de leur sang le sol sacré de notre pays et qui sont tombés au Champ d’Honneur pour l’indépendance et la liberté de notre chère patrie, la Tunisie.
Soixante-deux ans plus tard, notre pays fête la commémoration de l’évacuation de la base de Bizerte dans une nouvelle ère de liberté et de dignité, fruit de la Révolution du peuple et de sa jeunesse, la Révolution du 14 janvier 2011. Les jeunes et les moins jeunes doivent être, à plus d’un titre, fiers de leur Armée, nationale et républicaine : en effet, commençant à peine à faire ses premiers pas, en 1961, puisque n’ayant que cinq ans d’existence, et grâce à une poignée de très jeunes officiers courageux, talentueux et déterminés, ayant presque le même âge que les jeunes qui ont fait la Révolution du 14 janvier, l’armée tunisienne a tenu tête à la toute puissante armée française.
Croyant fermement aux valeurs morales et patriotiques que lui ont léguées les anciens, ceux qui ont combattu les forces françaises et ceux qui ont protégé et défendu nos frontières durant la guerre d’indépendance de l’Algérie, elle a démontré, comme elle l’a toujours fait, «son dévouement à la Patrie et sa fidélité au régime républicain», et a soutenu, sans hésitation ni murmure, la Révolution du peuple et de sa jeunesse et l’a protégée.
Que Dieu veille et protège notre pays, la Tunisie éternelle, l’héritière de Carthage et de Kairouan, son Peuple et sa Révolution.
B.B.K.
Ancien sous-chef d’état-major de l’Armée de terre, ancien gouverneur
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.