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Gouvernance d’entreprise : Des professionnels réclament une meilleure application de la réglementation

  • 18 octobre 14:31
  • 5 min de lecture
Gouvernance d’entreprise : Des professionnels réclament une meilleure application de la réglementation

78 % des commissaires aux comptes échappent à tout contrôle, 96 % n’ont jamais signalé de soupçon de blanchiment, et plus de dix scandales financiers majeurs ont ébranlé le pays en dix ans.

Deux décennies après l’entrée en vigueur de la loi n°2005-96 sur la transparence financière, le système tunisien de surveillance des comptes affiche un bilan désastreux.
Réuni samedi à l’occasion du 7e forum du Centre tunisien de gouvernance des entreprises (CTGE), rattaché à l’IACE, Fayçal Derbel, président du centre, n’a pas caché son inquiétude. Face à l’accumulation des dysfonctionnements, il réclame une révision complète du système actuel.

Première recommandation : mettre fin à la fragmentation des contrôles et confier la supervision à une autorité centrale et autonome. Derbel évoque explicitement le modèle américain du PCAOB (Public Company Accounting Oversight Board), une idée qui circule en Tunisie depuis plus de dix ans sans jamais se concrétiser. Selon lui, seule une instance indépendante et dotée de moyens suffisants pourrait garantir une surveillance cohérente et efficace de la profession comptable.

Le président du CTGE insiste également sur la nécessité d’abandonner l’approche purement procédurale qui a prévalu jusqu’ici. À ses yeux, multiplier les textes réglementaires ne sert à rien si une culture de responsabilité collective ne s’enracine pas. Il appelle à un changement de mentalité : passer du respect formel des règles à une véritable adhésion aux principes de gouvernance.

Parmi les autres propositions discutées lors du forum : conditionner l’inscription au Registre National des Entreprises à la désignation effective d’un commissaire aux comptes, et imposer des critères rigoureux – académiques et professionnels – pour l’accès aux fonctions d’administrateur. L’objectif affiché : transformer la sécurité financière en « réalité tangible », et non plus en simple « illusion législative ».

Une enquête qui met à nu les failles du système

Ces propositions prennent appui sur une enquête de terrain menée par le CTGE auprès de 120 acteurs économiques : 60 experts-comptables et 60 entreprises non financières. Les résultats, présentés lors du forum, dressent un portrait alarmant des pratiques en vigueur.
Du côté des commissaires aux comptes, la situation est paradoxale. Près de trois professionnels sur quatre affirment avoir décliné des missions pour préserver leur indépendance. Pourtant, plus de la moitié d’entre eux reconnaissent ne disposer d’aucune procédure formalisée pour évaluer les risques liés à cette indépendance. Plus inquiétant encore : 78 % déclarent n’avoir subi aucun contrôle externe au cours des trois dernières années. Un vide de surveillance qui favorise l’impunité.

Sur le terrain, les auditeurs détectent pourtant des anomalies. Plus d’un tiers identifient des défaillances majeures dans les systèmes de contrôle interne des entreprises qu’ils auditent. Mais le mécanisme d’alerte se grippe : 96 % des commissaires aux comptes n’ont jamais transmis de déclaration de soupçon à l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC). Seuls 41 % ont saisi le parquet, et uniquement dans des cas extrêmes qualifiés de préjudice économique grave.

Cette retenue s’explique par un dilemme professionnel. Les auditeurs se sentent pris au piège : signaler les expose à des poursuites en diffamation de la part des entreprises incriminées, tandis que garder le silence peut leur valoir des sanctions pour manquement à leurs obligations légales. Face à ce double risque, beaucoup choisissent la prudence et l’autocensure.

Autre constat préoccupant : l’inflation des missions confiées aux commissaires aux comptes. Derbel relève que vingt-deux tâches différentes leur incombent désormais, bien au-delà de leur mission première – la certification des états financiers. Cette dispersion dilue leur efficacité et alourdit leur responsabilité, sans qu’aucun mécanisme de protection juridique ne soit renforcé en contrepartie.

Des entreprises qui contournent l’esprit de la loi

L’enquête révèle également des pratiques contestables du côté des sociétés. Si le Registre National des Entreprises connaît un succès indéniable – 81 % des entreprises l’utilisent pour publier leurs comptes, 89 % pour vérifier leurs partenaires commerciaux –, la désignation des commissaires aux comptes reste marquée par l’opacité.

Près de la moitié des sociétés interrogées avouent choisir leurs auditeurs sur recommandation, contournant ainsi toute logique de mise en concurrence. Seules 15 % respectent le principe de rotation des cabinets d’audit, pourtant inscrit noir sur blanc dans la loi. Quant aux changements d’auditeurs motivés par un conflit d’intérêts avéré, ils ne concernent que 9 % des répondants. Des chiffres qui illustrent la faiblesse de l’application concrète des dispositions légales.

Vingt ans d’échecs malgré un arsenal juridique solide

En 2005, la Tunisie avait pourtant fait figure de pionnière. Ébranlée par l’affaire Bâtard, qui avait gravement entamé la confiance des investisseurs, elle avait adopté une loi inspirée des meilleures pratiques internationales. Commissariat collégial, rotation obligatoire des auditeurs, création de comités d’audit : tous les dispositifs semblaient en place pour assainir le système financier.

Vingt ans plus tard, le bilan est accablant. Avant 2005, un seul grand scandale avait motivé l’adoption de la loi. Depuis, ils se sont multipliés : faillites bancaires et aériennes, effondrements en cascade de sociétés cotées en bourse, pyramide de Ponzi ayant piégé des dizaines de milliers d’épargnants, courtier en huile d’olive laissant derrière lui des centaines de millions de dinars de dettes impayées.

Pour Fayçal Derbel, le diagnostic est sans équivoque : un arsenal juridique, aussi sophistiqué soit-il, ne vaut rien sans application effective et sans culture de surveillance ancrée dans les pratiques. La loi n°2005-96, conçue pour restaurer l’intégrité financière, est restée lettre morte.
Le forum du CTGE espère inverser cette tendance et contribuer à restaurer la crédibilité économique du pay

Auteur

La Presse

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