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Comment la rente affaiblit la classe moyenne et nourrit les inégalités ?

  • 7 novembre 16:04
  • 6 min de lecture
Comment la rente affaiblit la classe moyenne et nourrit les inégalités ?

L’étude stratégique intitulée « politique de lutte contre l’économie de rente », réalisée par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), identifie la prédominance d’une économie de rente comme une urgence nationale.

Ce phénomène freine structurellement la croissance économique, exacerbe les inégalités sociales et affaiblit la classe moyenne. Cette situation de captation de richesse par des groupes privilégiés, qui tirent profit de monopoles, de licences d’importation, de subventions ciblées ou de barrières à l’entrée, empêche une saine concurrence et limite la dynamique entrepreneuriale.

S’attaquer à ces mécanismes est impératif pour garantir la justice sociale et stimuler l’innovation. Des études empiriques robustes montrent qu’une concurrence accrue, résultant d’une réduction des marges de prix d’environ cinq points de pourcentage, pourrait provoquer une hausse de la productivité du travail de l’ordre de 5% en moyenne.

Ceci pourrait se traduire par une croissance annuelle additionnelle du PIB d’environ 4,5% et la création d’environ 50 000 emplois chaque année en Tunisie. Les trois priorités absolues pour libérer ce potentiel sont de promouvoir une concurrence réelle et assainie, de refondre le système fiscal pour restaurer l’équité, et de réorienter la politique d’investissement vers la valeur ajoutée.

Le constat d’un système verrouillé par la rente Le diagnostic révèle que le système économique tunisien est profondément verrouillé, avec plus de 50% de l’économie opérant dans des secteurs fermés ou régulés par des restrictions à l’entrée.

La rente peut prendre différentes formes : naturelle (exploitation de ressources), foncière et immobilière, financière, ou encore politique et institutionnelle. En pratique, elle se manifeste par l’octroi arbitraire de licences d’importation, des protections commerciales sectorielles, des crédits à taux bonifiés réservés à certains acteurs, et des monopoles ou autorisations accordés par l’État.

Ce modèle non productif empêche une répartition équitable de la richesse, réduit les incitations à l’innovation et contribue à l’appauvrissement relatif de la classe moyenne, nourrissant ainsi les inégalités sociales.

L’un des principaux facteurs de cette complexité est le cadre règlementaire et administratif extrêmement lourd. La nouvelle Loi d’Investissement de 2016 s’étend sur 222 pages et compte 243 régimes d’autorisations et licences.

Cette complexité administrative engendre des délais considérables, atteignant souvent plusieurs mois à un ou deux ans pour l’obtention d’autorisations préalables.

De plus, les formalités administratives et règlementaires sont évaluées à environ 20 à 30% du coût total d’investissement pour les nouveaux projets nécessitant des autorisations.

Ce contexte est aggravé par l’interventionnisme étatique persistant dans de nombreux secteurs, la faible productivité des entreprises publiques, et la faiblesse des institutions de contrôle, notamment le Conseil de la Concurrence, qui manque d’indépendance et de moyens pour appliquer rigoureusement les lois anti-cartels et anti-abus de position dominante.

L’opacité et le clientélisme, souvent liés aux réseaux d’influence et à l’héritage des entreprises confisquées, renforcent ce verrouillage et la concentration des marchés dans des secteurs clés comme le transport, la finance, l’énergie et les télécommunications.

Pour transformer durablement cet écosystème, l’étude stratégique propose une refonte globale et coordonnée autour de plusieurs axes opérationnels. Promouvoir la concurrence et la contestabilité des marchés Il est essentiel de renforcer l’indépendance et les moyens opérationnels du Conseil de la Concurrence, d’interdire strictement toute exemption légale aux cartels, et d’appliquer rigoureusement les sanctions contre les fraudes et la spéculation.

Pour garantir la contestabilité, l’État doit uniformiser et simplifier les procédures d’accès aux marchés publics, aux concessions et aux licences. La lutte contre les barrières informelles, telles que le clientélisme, doit être menée par la mise en place de critères d’attribution objectifs et transparents pour toutes les opportunités économiques.

De plus, l’accès au financement pour les PME et les startups doit être facilité par le développement de financements alternatifs, comme les fonds régionaux et la microfinance, tout en renforçant la transparence sur l’octroi des crédits bancaires.

Réformer le système fiscal, la gouvernance et l’investissement La restauration de l’équité fiscale passe par la suppression progressive des niches fiscales injustifiées et le renforcement de la progressivité de l’impôt. Une fiscalisation accrue de la rente foncière et immobilière est également recommandée, couplée à la numérisation et à la centralisation des données pour limiter l’évasion.

En parallèle, il faut réorienter la politique d’investissement en simplifiant le cadre règlementaire, unifiant les dispositifs d’incitation, et concentrant les aides sur les secteurs à fort potentiel innovant, y compris dans les régions défavorisées. Pour améliorer la gouvernance, l’instauration d’un portail d’open data budgétaire et économique est cruciale.

Cela pourrait s’inspirer du portail chilien ChileCompra qui publie tous les marchés publics afin de réduire la rente informationnelle et la captation clientéliste. La transparence doit s’étendre à la publication des bénéficiaires effectifs des marchés publics et des subventions.

La numérisation complète des services administratifs, avec la mise en place de guichets uniques numériques, est une action clé pour réduire les contacts physiques avec l’administration, limitant ainsi la corruption et la lenteur des procédures.

Enfin, une réforme foncière est nécessaire, incluant la création d’un cadastre numérique transparent et la publication des prix fonciers par zone, pour limiter la spéculation et la captation foncière.

La mise en œuvre de ces réformes coordonnées représente un chantier majeur, nécessitant un engagement politique fort et un dialogue multipartite impliquant l’État, la société civile et le secteur privé.

C’est la condition sine qua non pour transformer l’écosystème économique tunisien et libérer le potentiel d’une croissance plus juste, innovante et génératrice d’emplois décents.

Auteur

S. M.