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Vie conjugale : Quand la maladie met à nu notre société

  • 9 novembre 17:20
  • 4 min de lecture
Vie conjugale : Quand la maladie met à nu notre société

La Presse — Il y a des chiffres qui glacent le sang. En 2024, 12 % des femmes tunisiennes atteintes d’un cancer ont été confrontées à une demande de divorce initiée par leur mari. Douze pour cent ! Douze femmes sur cent qui, au moment où elles luttent pour leur vie, doivent en plus se battre pour ne pas perdre leur dignité.

Ce chiffre, rapporté par la présidente de l’Union nationale des femmes tunisiennes (Unft), Radhia Jerbi, n’est pas seulement une donnée statistique, il est un miroir tendu à la société tunisienne. Il révèle une faille morale, une défaite collective. Car dans le regard de certains hommes, la femme malade cesse d’être une épouse, et dans celui de la société, elle devient presque coupable de son malheur.

La présidente de l’Unft a dénoncé une « mentalité machiste », et le mot est faible. Ces maris qui déposent des demandes de divorce pour préjudice, arguant du cancer de leur épouse, s’appuient sur une lecture déformée de la loi et du devoir conjugal. Pourtant, la Cour de cassation a été claire : le cancer, maladie pouvant toucher tout être humain, ne saurait être en soi un motif légal de divorce. Et quand bien même il s’agirait d’un mal grave, le mariage n’est pas un contrat à durée de santé limitée.

Mais au-delà du droit, il y a la morale. Dans notre culture, une femme qui quitte son mari parce qu’il est malade serait immédiatement jugée, montrée du doigt, qualifiée d’ingrate ou de «mal éduquée». La société la vouerait aux gémonies. On dirait d’elle qu’elle n’a pas été «élevée dans les valeurs», qu’elle ne sait pas tenir son foyer, qu’elle ne connaît ni la patience ni la fidélité. Et pourtant, quand c’est l’homme qui fuit, qui tourne le dos, qui abandonne sa femme malade, il trouve souvent, sinon des excuses, du moins un silence indulgent.

Ce double standard est le reflet d’une domination ancienne ; celle qui fait de la femme la gardienne du foyer, la garante de la morale, et de l’homme, la mesure de sa valeur.

Quand la maladie touche une femme, c’est tout l’édifice de la virilité qui semble vaciller. Car elle devient vulnérable, moins «désirable», parfois mutilée par les traitements — ablation des seins, chute des cheveux — et son corps ne correspond plus à l’image rassurante de l’épouse «complète». Alors, au lieu de se battre à ses côtés, certains maris préfèrent déserter, invoquant le préjudice là où c’est eux qui rompent le lien même qui fonde le mariage : la solidarité dans l’épreuve. Ici, ce n’est pas la maladie qui détruit le mariage, c’est la lâcheté.

Ce n’est pas le cancer qui éloigne les époux, c’est le refus d’aimer au-delà de l’apparence et de la force.

Les témoignages recueillis par l’Unft sont déchirants : des femmes contraintes d’accepter un divorce à l’amiable, rongées par la culpabilité, persuadées d’avoir «failli» à leur rôle. D’autres racontent des hommes qui refusent l’idée même d’une mastectomie, préférant perdre leur femme plutôt que d’affronter son corps transformé. 

Ce que ces histoires disent, c’est que la maladie ne fait pas que révéler la fragilité des corps ; elle révèle aussi la fragilité des consciences. Et dans ce miroir, notre société doit oser se regarder. Car on ne peut pas prêcher la solidarité, la dignité et la compassion dans les discours, tout en tolérant qu’une femme malade soit rejetée pour avoir cessé de plaire. Il est temps de dire clairement que le courage n’est pas de divorcer d’une épouse malade, mais de rester à ses côtés. Et qu’une société digne ne juge pas celle qui tombe, mais celui qui l’abandonne. 

Auteur

Hella Lahbib