Le litre de lait vendu à 1,340 dinar alors qu’il coûte 1,900 dinar à produire. Cette équation impossible résume à elle seule le drame du secteur laitier tunisien. Derrière les rayons vides de beurre se cache une réalité bien plus inquiétante que Midani Dhaoui , président du Syndicat tunisien des agriculteurs, dénonce sans détour : l’échec total de la reconstitution du cheptel national.
La disparition du beurre des étals n’est pas un simple dysfonctionnement logistique, mais le symptôme visible d’une crise profonde. Contrairement au lait et au yaourt qui peuvent être fabriqués à partir de poudre de lait importée destinée à la transformation industrielle, le beurre exige du lait frais. Impossible de le produire autrement. L’absence de cette matière grasse dans les commerces traduit donc une vérité brutale : la Tunisie manque cruellement de lait frais national.
Le président du syndicat agricole invite à remonter à la source du problème plutôt que de s’attarder sur ses manifestations. Le cheptel tunisien s’est effondré sous le poids conjugué de plusieurs années de sécheresse absolue qui ont frappé l’ensemble du bassin méditerranéen et de l’impact dévastateur des guerres en Ukraine et en Russie sur le prix des matières premières destinées à l’alimentation animale. La Tunisie, intégrée dans les réseaux mondiaux d’approvisionnement, n’a pas échappé à ces turbulences.
Les chiffres donnent le vertige. La balle de foin atteint désormais 40 dinars, la tonne d’aliments pour bétail s’élève à 1,6 million de dinars. Dans ce contexte, comment justifier qu’un éleveur investisse 13 ou 14 millions de dinars dans l’achat d’une génisse de race pure qui ne produira que trois ou quatre veaux durant sa vie productive, alors qu’il vend le litre de lait à un prix dérisoire ? La réponse est simple : c’est économiquement irréaliste et insoutenable.
Le nœud du problème se situe précisément au niveau du prix à la production. Avec un coût réel estimé à 1,900 dinar le litre, les producteurs vendent actuellement à perte. Midani Dhaouidénonce avec vigueur ce qu’il considère comme une injustice fondamentale : l’agenda social a été imposé au maillon de la production. Le producteur ne devrait pas supporter seul le poids des subventions destinées à maintenir des prix bas pour les consommateurs.
L’argument selon lequel la population ne supporterait pas une augmentation des tarifs lui semble fallacieux. Pourquoi le producteur devrait-il absorber les coûts exorbitants du bétail, des fourrages, des soins vétérinaires et de toute la chaîne de production sous prétexte de préserver le pouvoir d’achat ? Son rôle, martèle-t-il, consiste à produire, pas à financer la politique sociale du pays.
Ces conditions ont créé un environnement profondément dissuasif pour l’élevage et la production laitière. Face à cette situation, le syndicat a formulé des propositions concrètes, notamment une rationalisation des subventions qui bénéficient actuellement même aux touristes. Il suggère de réorienter les 400 millimes de subvention par litre directement vers le cycle de production plutôt que vers la consommation.
Le président du syndicat plaide pour une intervention étatique massive visant à stopper la régression du cheptel. Selon lui, il n’y a aucune honte à reconnaître que le cheptel a diminué. La solution consiste à importer massivement 100 000 ou 200 000 têtes de bétail pour renforcer les capacités nationales et rompre avec la culture de consommation qui privilégie les importations. Il insiste particulièrement sur la nécessité d’arrêter d’importer de la viande, qu’elle provienne de Roumanie ou d’ailleurs, et de miser résolument sur la production locale.
Certes, le kilogramme de viande locale atteint 60 dinars, un prix élevé que Midani Dhaoui attribue directement à la faiblesse de l’offre. Il évoque également la problématique du foin dont le prix a grimpé à 5 dinars la balle, tandis qu’une partie importante du stock de paille n’a même pas été mise en balles car le coût de l’opération dépassait le prix de vente potentiel, générant ainsi une perte nette pour le pays.
Le dirigeant syndical en appelle à la mémoire collective et aux succès passés de la Tunisie dans ce domaine. Il se souvient d’une époque où l’importation de vaches hollandaises et leur croisement avec les races locales avaient généré un surplus de lait spectaculaire. La consommation quotidienne de 1,850 million de litres était largement dépassée, avec un excédent atteignant 400 000 litres par jour durant les périodes de pointe. À cette époque bénie, le pays s’inquiétait du surstock et avait construit une usine de séchage à M’ranguia, tout en constituant une réserve stratégique de 56 millions de litres.
Fort de cet exemple historique, Midani Dhaouipropose d’appliquer le même modèle aux petits ruminants en important des brebis reproductrices productives, comme la race Sardi, pour les adapter progressivement au climat tunisien et créer une véritable rupture. L’objectif : éviter d’attendre systématiquement les fêtes religieuses pour constater et déclarer une situation de crise.
Le président du syndicat confirme que l’ensemble de ces idées et solutions ont été transmises aux autorités compétentes. Il insiste sur leur faisabilité et leur coût relativement modéré au regard des enjeux.
Interrogé sur le risque que la pénurie de beurre ne préfigure la disparition prochaine d’autres denrées essentielles comme le lait, Midani Dhaouireconnaît que ce scénario est plausible. Il précise toutefois que la baisse actuelle de la production comporte une dimension saisonnière, cette période correspondant au moment où le bétail se prépare à mettre bas en début d’année. Néanmoins, le problème fondamental demeure intact : le manque structurel de cheptel. Une réalité aisément vérifiable en consultant les données de collecte disponibles dans les directions régionales de l’élevage.