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Culture

« L’Étranger » de François Ozon : De l’absurde au colonialisme

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  • 22 novembre 19:15
  • 7 min de lecture
« L’Étranger » de François Ozon : De l’absurde au colonialisme

Le célèbre roman « L’Etranger » du Prix Nobel Albert Camus a été de nouveau porté à l’écran dans une nouvelle production franco-belge signée François Ozon. Tout comme le livre, le film de 120 minutes explore l’absurde, l’existentialisme, mais sous un angle différent cette fois, celui du colonialisme. 

La Presse — Paru en 1942, « L’Etranger » a déjà été adapté au cinéma en 1967 dans une production franco-italienne sous le titre « Lo Straniero ».  Ce long métrage en langue italienne réalisé par Luchino Visconti a été fortement applaudi à sa sortie. 

François Ozon est revenu avec une nouvelle adaptation et une nouvelle vision. Il a encore opté pour le noir et blanc, tout comme son prédécesseur italien. A l’affiche, de grands noms comme Benjamin Voisin, Rebecca Marder et Pierre Lottin. 

Si le livre est entamé par la célèbre phrase « Maman est morte », le film de Visconti nous a livré, dès la première scène, l’image de Meursault en menottes. La construction était donc basée sur un retour en arrière pour remonter aux origines du crime. Ozon a choisi une ouverture totalement différente.

Il nous annonce le cadre spatiotemporel, mais aussi l’angle sous lequel il a abordé le roman et que l’on va découvrir au fil des scènes. « 1830, Alger, cette splendide ville moderne ». Des vidéos d’archives nous montrent la capitale aux années 30 avec une voix documentaire qui fait l’éloge de cet « indissoluble mélange » de Français et d’indigènes.

Meursault ne tarde pas à apparaître dans sa prison et, tout comme la version italienne, ce long métrage est basé sur une analepse qui nous ramène au télégramme annonçant le décès de la mère. On reconnaît dans le film d’Ozon les passages percutants du roman. La plupart des dialogues sont repris d’une manière fidèle au texte original.

On retrouve les répliques sèches et froides de Meursault ainsi que les échanges sarcastiques lors de son procès. Même la scène du souvenir du retour du père bouleversé après avoir vu un criminel guillotiné en public a été retranscrite sur écran. Albert Camus évoque en effet ce souvenir dans l’essai « Réflexions sur la guillotine » et  dans « Le Premier Homme ». 

La lenteur du film qui se veut contemplatif est celle du texte original transposée à l’écran, avec une certaine fluidité plus marquée à la fin.

Un Meursault toujours aussi « étranger »

Comme dans le livre, Meursault a été accusé de meurtre, mais surtout « d’avoir enterré sa mère avec un cœur de criminel ». Benjamin Voisin a incarné ce personnage phare par son allure robotique et sa froideur face à la mort, à la maladie, à l’injustice, et même en voyant son voisin se défouler sur son vieux chien malade.

Une anhédonie affective que laissent transparaitre sa posture, ses gestes, ses répliques qui se font rares en dehors de la scène finale de confrontation avec le prêtre. Avec des réponses courtes parfois même provocantes comme «ça n’a pas de sens», «ça ne veut rien dire», «c’est leurs affaires», «toutes les vies se valent» et «j’ai perdu l’habitude de m’interroger», Benjamin Voisin maintient constamment un faciès figé plus marqué avec les gros plans.

Il se montre insensible à tout, sauf au corps de Marie, sublime par son charme et sa spontanéité, bien qu’il ne lui voue pas de véritables sentiments. Les scènes charnelles dans le film ont souligné ce rapport purement physique qui n’a pas réussi à réveiller en lui la moindre affection. Toujours taciturne, enfermé, mystérieux, il est incapable d’éprouver «les réactions élémentaires du cœur humain».

Plutôt que le regret, lors de son procès, il éprouve «l’ennui» et «la curiosité ». Son acte est, selon lui, sans motifs, si ce n’est le soleil. Il n’inspire toujours aucune empathie en accusant la chaleur, «le hasard» et «un moment d’égarement». Le crime n’a donc pas été présenté en acte raciste, mais plutôt en comportement absurde.

Et l’Arabe avait enfin un nom ! 

En écrivain engagé, Albert Camus n’a jamais contesté la légitimité de la présence coloniale en Algérie. Lui, qui était un Pied noir, a plaidé pour une coexistence possible entre Européens et Algériens, bien que certains de ses écrits prouvent le contraire. De nombreux indices d’une prise de proposition dans le film de François Ozon peuvent passer inaperçus pour un public occidental, mais sont percutants pour nous qui avons partagé le même passé colonial avec l’Algérie.

D’abord, le titre du film a été annoncé en arabe au générique avant de le reprendre en français, ce qui est inhabituel pour une production franco-belge. Des témoins de l’impossibilité du vivre-ensemble sont marquants tout au long du film. Les « Bains d’Alger » sont occupés par des Européens. Une pancarte « établissement interdit aux indigènes » est attachée à l’entrée du cinéma. 

Le vivre-ensemble annoncé au début du film contraste également avec l’affirmation de Meursault dans toute sa froideur, choquante sur papier comme à l’écran « J’ai tué un Arabe », phrase qui trouve son écho dans le procès où il apprend qu’il n’est « ni le premier, ni le dernier à tuer un Arabe ». Ce long métrage remplace donc l’action du film dans son contexte historique.

Le face-à-face de Marie et Djamila à la fin du procès le manifeste encore plus explicitement. Quand Djamila, sœur de la victime, pense que Meursault n’a qu’à rentrer chez lui, la réponse de Marie avec un ton affirmatif sur la laisse sans voix  « Chez lui, c’est ici ». Au final, le réalisateur est allé encore plus loin en nous montrant Djamila se recueillir sur la tombe de son frère assassiné.

Et celui que Camus a désigné tout au long du livre par « L’Arabe » et auquel il a amputé la voix, le réduisant à un objet de discours, avait finalement un nom, une identité affichée, même si elle n’est  écrite que sur sa tombe. Pour le générique de la fin, on se voit passer sans transition de l’univers obscur et ralenti à une chanson rythmée : « I’m the stranger/ Killing an Arab », chante Robert Smith.

Cette première chanson de  The Cure est sortie en 1978 en hommage au roman, avant de changer le refrain en « Killing an other » en 2007 suite à des polémiques et des poursuites judiciaires. Elle fait écho à la première phrase prononcée par Meursault lors de son procès « J’ai tué un Arabe». Sans dénaturer la nature philosophique du livre, François Ozon semble ainsi avoir conçu ce film comme pour rectifier ce que l’on reproche à Camus. Le récit sur l’absurde ne peut être interprété sans mettre le racisme et le colonialisme au cœur de la réflexion.

« L’Etranger » est actuellement à l’affiche dans la plupart des salles. À voir même sans avoir lu le roman.

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Auteur

Amal BOU OUNI