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Lassaad Ben Abdallah: « Je ne défends pas un genre de théâtre, je défends la qualité »

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  • 24 novembre 07:38
  • 7 min de lecture
Lassaad  Ben Abdallah: « Je ne défends pas un genre  de théâtre, je défends la qualité »

Figure incontournable de la scène culturelle tunisienne, Lassaâd Ben Abdallah a largement contribué à façonner le paysage théâtral. Acteur, producteur, metteur en scène, directeur artistique, professeur de théâtre et écrivain, il a exercé tous ces rôles, et bien d’autres encore, avec une exigence et une passion constantes. En tant que président du jury de l’édition actuelle des JTC, il nous a accordé cet entretien.

Est-ce que vous avez pris vos distances récemment par rapport aux JTC ?

Cela fait des années que je gravite autour des JTC, depuis l’époque où le festival se tenait en biennale. J’ai été membre du comité directeur, président du comité de sélection … Ils m’ont également rendu hommage en 2021.

Je n’ai jamais pris mes distances car les JTC font partie de nous. C’est un événement incontournable pour tout le monde du théâtre.

 

Deux grands événements dédiés au théâtre ont eu lieu quelques semaines avant les JTC. Cela n’empiète-t-il pas sur la place du festival ?

La question est plutôt de savoir si notre territoire peut supporter un tel calendrier. Le problème, c’est que plusieurs événements majeurs sont programmés sur une même période très rapprochée, puis plus rien. Il serait peut-être préférable de les répartir dans le temps, pour le bien du théâtre et pour permettre à davantage de personnes d’y assister. Il faut une véritable vision, une politique culturelle capable de valoriser nos événements, d’éviter la répétition et la saturation. Cela dit, les JTC gardent toujours cette particularité d’être ouvertes sur le théâtre du monde.

Vous avez publié un essai intitulé « La fin tragique du théâtre ». Avez-vous une vision pessimiste de cet art, comme le suggère le titre ?

Non, le titre était volontairement provocateur. J’ai écrit ce texte durant la période du Covid, lorsque les arts du spectacle ont été mis à l’arrêt. Le théâtre que l’on voit aujourd’hui n’est plus celui du texte et de la mise en scène tels qu’on les connaissait. Le performatif prend le dessus. Cette tendance à tout centrer sur l’acteur  devenu prépondérant  relègue l’auteur et le metteur en scène au rôle de facilitateurs, plutôt que de créateurs porteurs d’une vision.

De plus, le théâtre dans son format classique n’existe presque plus. Autrefois, il y avait la troupe de la Ville de Tunis et d’autres ensembles qui avaient forgé leur identité, comme Gafsa, mais dont on n’entend presque plus parler aujourd’hui. Il y a pourtant 25 centres d’arts dramatiques et scéniques dans les villes, dont la plupart sont très peu actifs. Avec l’intégration de la danse, de la musique, des nouvelles technologies, peut-on encore appeler la forme actuelle “théâtre” ?

Nous devons développer un théâtre contemporain afin de rester en phase avec les tendances mondiales intégrant la danse, la performance et de nouvelles formes scéniques, tout en conservant un lien fort avec le théâtre classique et en continuant à valoriser les grands textes universels.

Malheureusement, on ne monte presque plus de Shakespeare, par exemple. Il faudrait mettre en place une politique spécifique pour ce type de théâtre, destinée en priorité aux élèves et aux étudiants. Même l’arabe littéraire se fait de plus en plus rare sur scène.

Ces changements sont-ils liés à la volonté d’attirer davantage de public ?

Oui, c’est possible. J’ai moi-même joué aussi bien dans de petites salles que devant des milliers de spectateurs et je serais incapable de dire lequel est “mieux”.

Le théâtre comique, par exemple, attire beaucoup de monde. Mais finalement, ce n’est pas le nombre qui compte le plus. Est-ce vraiment essentiel d’avoir un large public qui vient surtout pour rire, reste sur son téléphone ou parle pendant la représentation ? Il faut se remettre en question et surtout savoir se poser les bonnes questions.

Certains hommes de théâtre ont tendance à snober le théâtre comique ou léger, au nom de la défense d’un théâtre plus “soutenu”. Quel est votre point de vue ?

Je ne défends pas un genre en particulier, mais plutôt la qualité. Je n’ai aucun problème avec le stand-up, les one-man-shows… Tout peut coexister. Molière lui-même a fait du théâtre comique, et même le théâtre de l’absurde peut faire rire lorsqu’il est abordé sous un certain angle.

Ce qui importe, c’est de préserver une éthique du métier, des valeurs essentielles comme dans n’importe quel domaine, sans pour autant tomber dans le conservatisme.

Au fond, la question est : le public a-t-il besoin d’aller au théâtre pour se transformer ? C’est cela l’essence même du théâtre.

Pourquoi, à votre avis, les pièces comiques et les comédies musicales ne sont-elles pas programmées lors des JTC et des événements dédiés exclusivement au théâtre, alors qu’on les retrouve souvent dans les festivals d’été ?

C’est avant tout une ligne artistique propre à chaque événement. Les JTC, par exemple, ont une spécificité et une identité arabo-africaine et accueillent des spectacles venus du monde entier dans le cadre d’une compétition. L’exclusivité des œuvres présentées est un élément central. C’est l’une des particularités du festival.

L’objectif est de proposer du nouveau et non des pièces déjà largement diffusées pendant la saison estivale ou jouées depuis plusieurs années. Certains spectateurs se déplacent spécialement pour découvrir des créations inédites.

On privilégie donc les œuvres qui n’ont pas été vues à de multiples reprises et qui, par leur nature ou leur orientation artistique, ont moins de chances d’être programmées dans les festivals d’été.

Pensez-vous que le théâtre de rue a sa place aux côtés du théâtre « sur les planches » ?

Ce sont simplement deux spécialités différentes. Le théâtre de rue n’est d’ailleurs pas quelque chose de récent. Je le trouve magnifique. Nous en avions déjà programmé il y a des années dans le cadre de « 24h00 du théâtre non-stop du Kef». Certaines troupes y sont entièrement dédiées et il existe des festivals spécialisés.

Cela demande une organisation très rigoureuse, puisque les représentations se déroulent dans l’espace public qui est ouvert et difficile à contrôler.

Au Kef, avec une équipe française, nous avions même transformé un camion en scène mobile pour jouer directement dans la rue. C’est du spectacle vivant à l’état pur. Je pense d’ailleurs que nous pourrions créer un camion similaire capable d’atteindre les zones les plus reculées, un peu à la manière du Cinématdour.

Après un premier livre, un essai, puis un premier roman et un deuxième en préparation, envisagez-vous de vous reconvertir pleinement à l’écriture ?

Un romancier n’est pas si différent d’un comédien à la télévision ou au cinéma, d’un metteur en scène ou d’un directeur de festival. Je suis un artiste, je conçois des univers esthétiques et je produis en permanence des idées, des images, des discours… Seule l’interface change.

Le public de la littérature francophone est réduit par rapport à celui des spectacles auxquels je suis habitué, mais vous ne pouvez pas imaginer le plaisir que je prends à l’écriture.

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Auteur

Amal BOU OUNI