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Culture

La jeune génération du théâtre tunisien confirme son talent : « Les Fugueuses » (Al Haribate), un débordement de créativité

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  • 25 novembre 19:00
  • 8 min de lecture
La jeune génération du théâtre tunisien confirme son talent : « Les Fugueuses » (Al Haribate), un débordement de créativité

Par  Pr Lassaad JAMOUSSI

Arrêtons-nous un instant sur ce titre. Sa valeur de création d’un horizon d’attente prend ici toute sa puissance, car c’est un titre qui désoriente, il est à la fois équivoque et trompeur.

«Al Haribate», texte, scénographie et mise en scène de la jeune espoir du théâtre tunisien, Wafa Taboubi, interprétation de Fatma Ben Saidane, Mounira Zakraoui, Lobna Noômane, Oussama Hnayni, Amina Bahri et Sabrine Omar, musique originale de Héni Ben Hammadi. Le titre français de cette pièce de théâtre est «Les Fugueuses» ! 

Le titre en question

Arrêtons-nous un instant sur ce titre. Sa valeur de création d’un horizon d’attente prend ici toute sa puissance, car c’est un titre qui désoriente, il est à la fois équivoque et trompeur. «Al Haribate» est-ce «Les fugueuses» ou «Les fugitives», ou encore «Les évadées», ou plutôt «Les égarées» ou enfin «Les fuyardes» ?

Car le spectacle s’ouvre sur un groupe de cinq femmes et un homme qui attendent un bus qui n’arrive jamais, elles/il tentent de continuer leur chemin à pied. C’est l’une des protagonistes, vieille femme de ménage de son état, magistralement campée par Fatma Ben Saidane, qui s’improvise en guide et leader. Elle prétend connaître toutes les stations parcourues par le bus, elle les décrit, s’assoupit puis continue son récit du parcours à faire. 

Dédales

Mais le groupe finit par se perdre dans les chemins qui ne mènent nulle part. Les personnages sont plongés dans un espace de confusion, de fange, d’impasses, de murs dressés sur trois côtés. De guerre lasse, passant de tentatives vaines en démarches déçues, les individus finissent par fuir ensemble vers l’inconnu.

La fuite collective s’avère inopérante, alors elles/ ils finissent par fuir les unes des autres.  Perdition, crainte, abandon, faim, soif, fatigue et désespoir. Mise à l’épreuve du spectacle, la confusion initiale du titre gagne en clarté. Il s’agit bien d’une fuite, une fuite en avant, une fuite de soi et des autres, une fuite des conditions de vie devenues insupportables au point où l’un des personnages exprime l’espoir du salut dans la mort. 

Situations

Les différentes situations de jeu dans cet espace clos et vide sont autant de récits anecdotiques qui se chargent puissamment d’une dimension symbolique. Tout est métaphore et allusion au vide du sens vécu par ce groupe composé d’une femme de ménage, d’une chercheuse de plastique dans les poubelles, d’une enseignante remplaçante, d’une avocate stagiaire, d’une ouvrière textile et d’un ouvrier dans une usine de câblage. Le bus qui n’arrive pas relève de la responsabilité du gouvernant «Al Hakem». 

La perdition et la fuite qui en résultent font que personne n’arrive plus à assurer son emploi. L’espace public est progressivement décrit comme une source de menaces. Certaines anecdotes échangées en dialogues ou livrées sous forme de récits relèvent de la violence qui traverse les relations interpersonnelles, intergénérationnelles et interprofessionnelles. 

Le corps social entre images et paroles

Ces divers champs sémantiques sont magnifiquement rendus grâce à une écriture scénique qui se présente en parataxe. En effet, «Al Haribate» est un spectacle qui séduit par la richesse de sa construction scénique, oscillant entre des éléments spectaculaires complexes et des discours textuels chargés de références sociales et politiques.

Le spectacle alterne habilement monologues, dialogues à deux ou à plusieurs voix dans les scènes parlées, et mouvements individuels, tableaux chorégraphiques et dynamiques de chœur — ce dernier trouvant ses références esthétiques dans la biomécanique. 

Tous ces éléments composites, ces vocabulaires visuels se rejoignent dans une structure de fresque, au sens pictural du terme, où l’espace rectangulaire sert de cadre expressif à une multitude de questions et de problématiques juxtaposées, traduites par des formes, des couleurs et des rythmes successifs divers, contrastés, contigus et complémentaires.      

Une telle structure exige une perception fine des systèmes du texte créatif, tant dans sa dimension verbale que dans sa matérialité corporelle.

 

Mise en scène maîtrisée 

La metteuse en scène Wafa Taboubi a fait preuve d’un grand talent en maîtrisant les fils ténus de cette composition scénique, grâce à la variété rythmique des tableaux visuels et sonores — alternant accélérations, ralentissements, rencontres et séparations —, dessinant à travers les corps des cinq comédiennes (Fatma Ben Saïdane, Lobna Noômane, Mounira Zakraoui, Omayma Bahri et Sabrine Omar) et de l’unique comédien (Oussama Jnaini) les angoisses de la perte et les errances dans la quête du salut.

Le choix scénographique est d’une étonnante sobriété : des couloirs de lumière, un trottoir qui apparaît dans un tableau au fond de la scène, des panneaux de signalisation évoquant d’abord la voie interdite, puis le chantier en travaux, et enfin le stop. Du sens interdit au stop, les espoirs de la voie de salut se manifestent grâce à un faisceau de lumière qui va de la scène à la salle, indiquant directement le public en tant que dépositaire de la responsabilité entière pour sortir des ornières.

Ainsi, le public est interpelé, le quatrième mur s’écroule, l’espace du jeu et l’espace du regard ne font plus qu’un. Cette scénographie dépouillée entre en parfaite résonance avec le paradoxe esthétique qui fonde tout le spectacle : le contraste entre la dimension abstraite des tableaux corporels expressifs, chorégraphiques et biomécaniques, et les séquences dialoguées ou narratives, prononcées avec intensité, où le discours direct et les références sociales concrètes plongent dans la représentation psychologique et réaliste.

La puissance évocatrice des images collectives se nourrit de la  musique originale composée par le talentueux Héni Ben Hammadi. La musique est tonique, rythmique, tour à tour forte et berceuse, créant une présence sonore qui unit les mouvements de chœur et qui les relie aux pulsations du public. Le spectacle passe ainsi des antipodes du réalisme aux confins de l’abstraction.

Jeu dans la cour des grands

Toutes ces composantes se rejoignent pour renvoyer au réel social, à la souffrance quotidienne des femmes laborieuses et égarées, mais aussi à celle des hommes, tous pris dans les dédales de la recherche de soi, d’existence et de dignité. Ce spectacle signé au féminin, notamment de par le titre et la majorité écrasante des femmes (cinq pour un), place la question du genre au cœur de la crise de société sans s’appesantir lourdement et directement sur les souffrances propres aux femmes, et surtout sans afficher la moindre revendication féministe. 

C’est sur le statut social et professionnel de chacune d’elles que le focus est placé. Ce focus est magnifiquement rendu par le jeu des comédiennes. Fatma Ben Saidane opère un solo gestuel et verbal virtuose, lorsqu’elle prononce le récit descriptif des tâches ménagères qu’elle accomplit au quotidien chez sa patronne, son corps se transforme en machine qui décortique chaque geste et chaque mouvement de chacune des tâches à faire de manière répétitive et quasi machinale.

Une scène aussi époustouflante est réalisée par Lobna Noômane qui joue le personnage de l’ouvrière sur la machine à coudre. Le récit commence en lenteur et, progressivement, gagne en accélération tant et si bien que le corps de la comédienne se confond avec celui de la machine. Les moments de virtuosité individuelle sont repris en chœur, parfois en gestuelles burlesques, souvent en mouvements centrifuges et centripètes. 

Le contraste des tableaux opère un rythme en dents de scie où les moments de détente, assez brefs, alternent avec les moments de tension. Le spectacle gagne en intensité rythmique au fur et à mesure que les personnages s’embourbent dans le labyrinthe de cette ville menaçante.

Le tableau le plus dynamique est particulièrement remarquable en qualité de synchronisation, de précision et de rapidité : chacun des personnages traverse un bout de chemin éclairé par des projecteurs, découpe, en diagonale, en V, en X, horizontalement, dans tous les sens de cet espace qui finit par exploser de potentiel énergétique communiqué magiquement au public. 

L.J.

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Auteur

La Presse