Journées théâtrales de Carthage – forum théâtral international des jtc : L’artiste interrogé dans son temps
« Nos ressources peuvent s’épuiser, mais jamais notre créativité. A nous d’en faire une force collective ».
La Presse — Les travaux du forum théâtral international, organisé par le comité directeur de la 26e édition des Journées Théâtrales de Carthage, se sont ouverts le 24 novembre à Tunis pour trois jours de débats et de réflexion.
Placée sous le thème « L’artiste de théâtre, son temps et son œuvre», cette rencontre réunit dramaturges, auteurs, metteurs en scène et universitaires venus de Tunisie et d’ailleurs. L’objectif : interroger ensemble la place du théâtre dans l’expérience individuelle de l’artiste, mais aussi son positionnement face aux transformations sociales.
Après le mot de bienvenue de Mohamed Mounir Argui, directeur artistique des JTC, c’est Fadhel Jaïbi qui a inauguré les discussions, introduit par l’écrivain et critique Abdelhalim Messaoudi.
Ce dernier a rappelé la trajectoire exceptionnelle du metteur en scène tunisien, auteur d’une œuvre majeure (Ghassalet Nwader, Familia, Comédia, Jounoun, Khamsoun, Yahia Yaïch, Tsunami, Peur(s), Violences, Martyrs, Le Bout de la mer…) autant de pièces qui interrogent depuis plus de cinquante ans les fractures, paradoxes et aspirations de la société tunisienne.
Le théâtre peut-il transformer ce qu’il y a de plus primal en nous ?
C’est par cette question que Jaïbi a amorcé sa réflexion. Il a souligné que les grands auteurs, de Sophocle à Brecht, étaient avant tout des témoins de leur époque. «Mais le théâtre peut-il changer notre inconscient, notre animalité?», s’est-il interrogé avant de répondre : « Non. Le théâtre peut éveiller une conscience, mais il n’altère pas ce noyau primal. Arrêtons de prétendre le contraire. S’il sert encore à quelque chose, c’est peut-être pour son effet cathartique, thérapeutique ».
Évoquant un monde en plein effondrement, Jaïbi s’est demandé si le théâtre pouvait réellement atténuer « la répugnance du monde». Pourtant, a-t-il ajouté, le besoin de se réunir autour d’une scène, pour partager, débattre, se confronter, demeure irréductible. Il conclut sur une interrogation essentielle : «Pourquoi faisons-nous encore du théâtre, alors que nous vivons une époque de mutation radicale, comparable à la Renaissance?».
Décentrer le regard et bâtir un réseau africain
Place ensuite à l’Ivoirien Abdramane Kamaté, présenté par Ali Bennour, dont l’intervention a apporté une perspective différente : celle d’un gestionnaire culturel. Directeur du Masa (Marché des Arts du Spectacle Africain), il a plaidé pour une refonte des politiques culturelles en Afrique, encore fragiles et dépourvues de stratégies durables.
Kamaté a appelé à désaxer le regard en se tournant vers d’autres modèles du Sud ( Indonésie, Rwanda, Corée du Sud, Brésil ) plutôt que de continuer à imiter des schémas européens peu adaptés.
Il a également insisté sur la nécessité de renforcer les liens entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, deux territoires « qui se connaissent encore trop peu», rappelant que 53 candidatures tunisiennes ont été déposées au Masa cette année.
Pour lui, le défi majeur est de bâtir un véritable réseau africain du spectacle vivant, capable de soutenir une économie culturelle solide. L’intelligence artificielle, a-t-il prévenu, représente davantage un défi qu’une opportunité immédiate.
« Nos ressources peuvent s’épuiser, mais jamais notre créativité. A nous d’en faire une force collective », a-t-il conclu.
Pluralité, mobilité permanente
La séance s’est poursuivie avec l’intervention de Latifa Ahrarr, comédienne, metteuse en scène, cinéaste et directrice d’un institut public de formation supérieure à Rabat, présentée par le professeur Saïd Karimi. Elle a défendu une pensée fondée sur la pluralité, la mobilité et la construction-déconstruction permanente, qu’elle rattache à son parcours marqué par une enfance nomade. Primée aux JCC 2012, elle a insisté sur l’importance de son rôle d’enseignante : « J’apprends énormément de mes étudiants. Leur regard neuf me nourrit ».
Reconnaissant les doutes et désillusions auxquels se heurtent les artistes, elle affirme pourtant : « Je tiens à être ici, et à jamais ».
Enfin, le public a pu écouter le professeur émérite Mohamed Massoud Driss, présenté par l’acteur et metteur en scène Youssef Mesbah Mars, qui est revenu sur un parcours voué à la recherche, à la gestion culturelle, à l’enseignement et à une production scientifique dense.
