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Economie

Comptes en devises : Tout se jouera dans l’application !

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  • 10 décembre 19:15
  • 6 min de lecture
Comptes en devises : Tout se jouera dans l’application !

Adoptée par l’ARP, l’ouverture des comptes en devises pour les Tunisiens résidant dans le pays suscite autant d’espoirs que d’inquiétudes.

Entre soutien attendu à l’économie numérique et risques potentiels pour la stabilité du dinar, l’essentiel dépendra désormais des textes d’application et de l’encadrement que fixera la Banque centrale.

La Presse — L’adoption par le Parlement tunisien d’une disposition autorisant l’ouverture de comptes en devises pour les résidents marque un tournant dans une politique de change longtemps jugée rigide.

Cette mesure, inscrite dans le cadre plus large de la loi de finances 2026, est perçue par beaucoup comme une tentative d’adapter le système financier tunisien à l’essor des activités numériques, au travail transfrontalier et aux nouveaux modèles économiques.

Mais elle suscite aussi de fortes réserves, en raison des risques potentiels qu’elle pourrait faire peser sur la stabilité du dinar et les équilibres macroéconomiques du pays.

En phase avec les mutations du numérique

Pour de nombreux experts, l’ouverture de ces comptes constitue d’abord une reconnaissance d’une réalité économique déjà bien ancrée. Une partie importante de la jeunesse tunisienne travaille avec l’étranger, développe des services digitaux, et génère des revenus en devises, souvent sans cadre bancaire adapté.

Ce manque d’outils avait contribué à alimenter des circuits parallèles, à renchérir les coûts de transfert et à réduire la compétitivité des freelances, développeurs, designers ou agences de marketing digital.

Les spécialistes du numérique saluent donc un signal positif envoyé aux travailleurs indépendants et aux start-up, qui réclamaient depuis des années des solutions plus flexibles pour encaisser des paiements étrangers.

Selon eux, moderniser les moyens de paiement est désormais aussi important que renforcer les compétences ou améliorer les infrastructures. Faciliter la réception de devises pourrait encourager davantage de talents à rester en Tunisie tout en travaillant sur des marchés internationaux.

Sur le plan économique plus large, la mesure pourrait également contribuer à réduire le recours aux circuits informels, à améliorer la traçabilité des flux et à élargir l’assiette fiscale.

En intégrant davantage de transferts dans les canaux officiels, l’État pourrait bénéficier d’une meilleure visibilité sur les flux financiers liés au numérique et aux services.

Tout dépendra de l’application

Pour les acteurs du secteur bancaire, cette avancée pourrait moderniser les pratiques et rapprocher la Tunisie des standards internationaux. Toutefois, ils insistent sur un point essentiel : l’efficacité de la réforme dépendra quasi entièrement des conditions d’application fixées par la Banque centrale de Tunisie (BCT).

Plafonds, modalités d’ouverture, souplesse des opérations ou procédures de conversion détermineront si cette mesure deviendra un levier d’attractivité ou un dispositif peu utilisé.

Les banques redoutent notamment une surcharge administrative ou un cadre trop restrictif qui limiterait l’utilité réelle de ces comptes. À l’inverse, une ouverture trop large pourrait compliquer la gestion des réserves de change, déjà sous pression.

Un risque pour la stabilité monétaire

L’expert international en finances, Larbi Benbouhali, exprime, de son côté, une inquiétude plus profonde.

Selon lui, permettre à des millions de citoyens de détenir librement des devises équivaut à ouvrir partiellement le compte de capital du pays, une démarche que même les économies les plus solides encadrent avec prudence.

Il cite des exemples internationaux, comme la Chine, où des restrictions strictes restent en vigueur.

Benbouhali rappelle que le contexte tunisien demeure fragile : déficit commercial persistant, inflation élevée, dépendance massive aux importations et érosion progressive du dinar.

Dans un tel environnement, il redoute une hausse mécanique de la demande de devises, susceptible d’alimenter une dépréciation rapide de la monnaie nationale.

Il imagine des scénarios où une large part de la population utiliserait ses comptes en devises pour consommer des produits importés, obligeant les banques à acheter massivement des devises et accentuant la pression sur le dinar.

S’il ne rejette pas le principe des comptes en devises, l’expert estime que la Tunisie devrait attendre cinq ans, le temps de moderniser son système financier, de renforcer la bancarisation, aujourd’hui limitée à 35 % de la population, et d’améliorer son niveau de réserves.

Un cadre à clarifier

L’expert-comptable, Sofiene Werimi, pointe des incohérences juridiques dans la version actuelle du texte, notamment sa référence à des articles obsolètes de la loi de 1976.

Selon lui, la réforme nécessitera des ajustements techniques importants, dont une révision du décret d’application du régime de change pour éviter les contradictions avec les dispositifs existants.

Abdelkader Boudriga insiste, pour sa part, sur la nécessité d’établir des garde-fous. Il recommande d’imposer un plafond aux transferts et propose que 50 % des fonds soient convertis en dinars, afin de ne pas affaiblir les réserves en devises.

Il alerte aussi sur les risques accrus de blanchiment d’argent en l’absence de mécanismes de contrôle rigoureux.

Entre espoirs de modernisation et craintes de déstabilisation, l’ouverture des comptes en devises pour les résidents apparaît comme l’un des tests les plus sensibles des réformes économiques en cours.

Pour ses défenseurs, elle répond à une demande sociale réelle, aligne la Tunisie sur les pratiques internationales et soutient la croissance du numérique. Pour ses détracteurs, elle intervient dans un contexte où la résilience financière du pays n’est pas garantie.

Tout dépendra désormais des textes d’application, du niveau de contrôle de la Banque centrale et de la capacité des institutions à concilier innovation, transparence et prudence. La réforme peut ouvrir la voie à un écosystème plus compétitif ou accentuer les fragilités existantes.

Le défi sera d’en faire un outil maîtrisé, compatible avec les impératifs de stabilité et les ambitions d’une économie en pleine mutation.

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Auteur

Saoussen BOULEKBACHE