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Culture

Erige Shiri primée à Marrakech : Un cinéma de l’intime qui interroge nos zones d’ombre

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  • 10 décembre 20:00
  • 4 min de lecture
Erige Shiri primée à Marrakech : Un cinéma de l’intime qui interroge nos zones d’ombre

Son film” Promis le ciel” vient de remporter l’Etoile d’or du festival international du film de Marrakech et sera présenté aux prochaines JCC dans le cadre de la compétition officielle…

Erige Shiri est une cinéaste qui s’impose sans fracas, mais avec force.

La Presse — Avec «Promis le ciel», son dernier long-métrage, Erige Shiri poursuit une trajectoire singulière dans le paysage cinématographique tunisien. Un cinéma sensible, charnel, instinctif, qui avance en silence, mais laisse une empreinte durable.

Récompensée récemment au Festival de Marrakech, elle représentera également la Tunisie aux Journées Cinématographiques de Carthage 2025 — légitimité naturelle pour une œuvre qui bouleverse sans chercher l’effet.

Dans «Promis le ciel», Shiri réunit quatre figures féminines : Marie, Naney, Jolie et la petite Kenza, rescapée d’un naufrage.

Elles viennent de Côte d’Ivoire ou d’autres horizons africains, et tentent de reconstruire un quotidien à Tunis, entre solidarité improvisée, survie quotidienne et spiritualité partagée dans une petite église informelle.

Pasteure, étudiante, sans-papiers ou enfant, elles vivent dans un espace fragile, un entre-deux-mondes où s’inventent chaque jour des gestes de soutien, des stratégies de débrouille, des bribes de futur.

Le film ne cherche ni à opposer les communautés ni à établir des culpabilités. Shiri refuse les dichotomies simplistes.

Elle observe des femmes prises dans des zones complexes — humanitaires, administratives, émotionnelles — et les filme sans jugement.

Les personnages sont profondément humains, avec leurs faiblesses, leur bonté, leur fatigue, parfois leur dureté.

Au centre, les trajectoires des trois jeunes femmes cristallisent un monde en mutation et nous obligent à regarder autrement notre relation à l’autre, à l’exil, à la vulnérabilité.

Sa caméra, fidèle à sa démarche, reste au plus près : gestes du quotidien, regards furtifs, silences qui disent tout.

Une forme d’endoscopie émotionnelle, où l’on scrute la force, le doute, l’épuisement, la tendresse. Les actrices, belles de vérité, portent leurs personnages avec une intensité rare.

Le casting, finement pensé, épouse chaque nuance de ces existences souvent invisibilisées.

«Promis le ciel» s’inscrit dans la continuité organique du travail d’Erige Shiri.

Déjà dans son premier long-métrage documentaire, «La Voie normale» (2018), elle révélait sa capacité à saisir la dignité du quotidien.

À travers le portrait de cheminots affectés à une ligne ferroviaire délaissée, elle filmait un pays en recomposition, entre dérèglements institutionnels, fatigue des corps et solidarité ouvrière.

Shiri entrait littéralement dans les cabines, dans les gestes, dans la parole brute — non pour dénoncer de manière frontale, mais pour comprendre de l’intérieur les fragilités d’un système et la résilience de ceux qui le font fonctionner.

Quatre ans plus tard, «Sous les figuiers» (2022) déplaçait ce geste vers un espace ouvert, lumineux, mais tout aussi codifié: un verger du Nord-Ouest tunisien où de jeunes femmes cueillent les figues à l’aube et rentrent au crépuscule.

Entre sensualité, rivalités, confidences et jeux de pouvoir, Shiri captait l’éveil de ces travailleuses saisonnières, leur passage vers l’âge adulte, leur relation à la parole et au corps.

Les figuiers devenaient un théâtre naturel où se jouaient des micro-émancipations et des confrontations subtiles.

De «La Voie normale» à «Sous les figuiers», et aujourd’hui «Promis le ciel», se dessine une ligne claire :

Erige Shiri filme les êtres au travail — travail du corps, du lien, de la survie, du devenir.

Le rail, le verger, la ville : trois lieux différents mais traversés par les mêmes tensions, les mêmes questions.

Comment tenir debout quand la société vous fragilise ?

Comment inventer des espaces de solidarité ?

Comment continuer à vivre quand tout vacille autour de vous ?

Dans «Promis le ciel», cette approche atteint une maturité nouvelle.

Shiri donne voix à celles qu’on voit rarement à l’écran: les femmes migrantes, les invisibles, celles qui vivent dans des interstices administratifs et sociaux.

Mais loin de tout voyeurisme ou victimisation, elle leur restitue une dignité pleine, complexe, vibrante. Chez Erige Shiri, on ne filme pas des symboles.

On filme des personnes. Et c’est peut-être là que réside la force de son cinéma; un cinéma qui écoute avant de raconter, Qui regarde avant de conclure, Qui accompagne avant de juger.

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Auteur

Asma DRISSI