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Abdelkader Boudriga, analyste financier à La Presse : « La contribution du capital-investissement à l’économie tunisienne reste en deçà des attentes »

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  • 11 décembre 19:00
  • 8 min de lecture
Abdelkader Boudriga, analyste financier à La Presse : « La contribution du capital-investissement  à l’économie tunisienne reste en deçà des attentes »

Alors que son encours progresse et que de nouvelles dynamiques émergent, le capital-investissement tunisien reste un gisement de valeur largement inexploité.

Dans cette interview, Abdelkader Boudriga, analyste financier, revient sur les raisons de ce manque à gagner pour l’économie et propose des pistes pour dynamiser le secteur et renforcer sa contribution au développement économique.

La Presse — Quel état des lieux faites-vous du capital-investissement aujourd’hui, en Tunisie ?

Malgré les améliorations enregistrées au cours de l’année 2024, qui ont concerné les fonds levés et les opérations réalisées, et en dépit de la relative baisse enregistrée au niveau des investissements l’année précédente, le « private equity » reste en deçà de ce qui est souhaité et du potentiel du pays.

Il constitue pourtant un levier essentiel pour le développement des petites et moyennes entreprises, notamment les plus petites, qui rencontrent généralement des difficultés d’accès au financement bancaire classique. 

Selon les résultats du baromètre « Miqyes » sur la santé de l’entreprise, moins de 5 % des PME affirment recourir au « private equity », alors qu’un système dynamique pourrait accompagner efficacement leur développement et leur création.

En somme, les évolutions récentes peuvent être jugées positives, puisque l’encours a augmenté de 8 % entre 2023 et 2024, contre 3,5 % pour le secteur bancaire. Mais en termes absolus, la contribution du capital-investissement au financement de l’économie reste faible : entre 2011 et 2024, elle est estimée à 5 milliards de dinars d’investissements, alors que l’engagement du secteur bancaire s’élève à 110 milliards de dinars pour la seule année 2025.

Nous restons donc à des niveaux très faibles de participation à l’effort de financement et de développement.

A quoi est due cette faible performance ? Est-ce à l’immaturité de l’entreprise tunisienne, ou à un écosystème peu attrayant pour les investisseurs ?

Il s’agit d’un problème à la fois d’offre et de demande. Du côté de la demande, les « bonnes affaires » manquent. Prenons l’exemple du capital-retournement, qui a représenté 40 % des investissements en 2024 : il est aujourd’hui difficile de trouver des entreprises capables de réussir leurs restructurations et d’attirer des fonds. 

Comme le « private equity » en Tunisie est largement drivé par des incitations fiscales orientées vers la restructuration financière, les secteurs prioritaires ou les régions défavorisées, le catalogue des investissements possibles manque souvent d’opportunités de qualité.

Il existe également un aspect culturel : les entrepreneurs à la tête de business florissants ne souhaitent pas ouvrir leur capital.

En général, on ne se tourne vers la croissance externe qu’en dernier recours, lorsqu’il n’y a plus suffisamment de fonds propres ni de possibilités d’accès au crédit bancaire.

Cela exclut mécaniquement du marché les bonnes entreprises. Troisième point : la qualité de la data et de l’information disponible.

Qu’il s’agisse des états financiers ou d’autres données, leur faiblesse complique les évaluations externes, les due diligences, et influe sur la décision d’un investisseur. La qualité des données produites par les entreprises est très insuffisante. 

D’ailleurs, le secteur bancaire en souffre également. Toujours côté demande, il existe un manque de capacités en matière d’analyse, d’évaluation des risques et des opportunités, en raison d’une absence de spécialisation liée à la taille réduite du marché.

Les analystes sont généralistes et doivent naviguer d’un secteur à l’autre. Du côté de l’offre, on retrouve principalement des Sicar, généralement filiales de banques, ou des banques disposant de sociétés de gestion internes agissant pour le compte d’investisseurs institutionnels.

Cette structure a contribué à transférer une partie du risque bancaire vers le « private equity ». Le capital-retournement, qui constitue en soi un bon mécanisme de financement, est parfois utilisé comme un mécanisme de transfert de risque, ce qui dénature quelque peu le métier de capital-investisseur. 

Par ailleurs, le fait d’avoir un système binaire basé sur des incitations conditionnées à la réalisation de résultats — faute de quoi l’opérateur est voué à la déchéance — compromet la qualité des investissements et se répercute sur la performance globale du secteur.

L’opérateur se retrouve sous pression, confronté à des portefeuilles de qualité problématique, mais aussi à un enjeu majeur : celui des sorties. Or, le capital-investissement ne peut se développer qu’à condition de permettre la réalisation de sorties de qualité.

L’offre présente également un paradoxe. D’un côté, la rémunération des sociétés de gestion, calculée en pourcentage des actifs gérés, devient insuffisante en valeur lorsque les tickets sont faibles, ce qui complique la sélection, le suivi, la prise de risque, l’accompagnement dans les conseils d’administration, etc.

De l’autre côté, augmenter les frais de gestion pourrait nuire à l’attractivité même de l’activité et décourager les bons investisseurs.

Quelles sont vos recommandations, notamment sur le volet réglementaire, pour dynamiser davantage le secteur ?

Plusieurs pistes ont déjà été avancées, notamment la mise en place de dispositifs destinés à stimuler l’économie d’impact en Tunisie.

Les lois de finances 2024 et 2025 ont introduit des mesures en ce sens et l’accélération aujourd’hui de leur mise en œuvre devient indispensable : l’économie d’impact représente un gisement de valeur sous-exploité, capable de mobiliser à la fois des investisseurs institutionnels, des fonds spécialisés et des initiatives entrepreneuriales locales.

Sans une évolution des instruments d’intervention, aujourd’hui centrés quasi exclusivement sur les incitations fiscales, il sera difficile d’attirer de nouveaux capitaux et de structurer un marché capable de soutenir des projets à forte utilité sociale et environnementale.

Une approche plus diversifiée, combinant leviers réglementaires, outils financiers adaptés et mécanismes de partage de risques, apparaît désormais nécessaire pour enclencher une dynamique durable.

Je pense également qu’il faut réfléchir à un cadre réglementaire, un dispositif structurant, destiné à développer la disponibilité et la qualité de la data.

Cela implique d’agir sur plusieurs volets à la fois : qualité des rapports, incitations, obligations, pénalités, accès à l’information, etc.

C’est un véritable chantier. Il serait aussi pertinent d’instaurer des incitations intelligentes en fonction de l’impact.

Il faut dépasser la logique actuelle, centrée sur des objectifs tels que la restructuration par exemple, et s’engager sur des objectifs, liés aux résultats attendus : emplois sauvegardés, impact environnemental, etc.

Autrement dit, évoluer vers des incitations liées à l’outcome plutôt qu’aux outputs.

Sans une évolution des instruments d’intervention, aujourd’hui centrés quasi exclusivement sur les incitations fiscales — il sera difficile d’attirer de nouveaux capitaux et de structurer un marché capable de soutenir des projets à forte utilité sociale et environnementale.

Une approche plus diversifiée, combinant leviers réglementaires, outils financiers adaptés et mécanismes de partage de risques, apparaît désormais nécessaire pour enclencher une dynamique durable.

Par ailleurs, le secteur doit oser revoir les dispositifs de fixation des frais de gestion au-delà de la moyenne du marché.

Un mécanisme d’ajustement pourrait être imaginé pour garantir des frais viables, permettant au « private equity » d’intervenir sur des tickets plus petits.

En 2025, le ticket moyen devrait dépasser 5 millions de dinars, contre 4,8 millions l’année dernière, alors que les petites entreprises et les startups ont besoin de tickets autour de 1 million de dinars.

Ces niveaux de participation ne sont pas attractifs, ce qui est confirmé par la hausse continue des tickets moyens.

La création d’une plateforme commune d’information sur les opérations, conçue et gérée par la profession, pourrait également constituer une mesure forte.

Une telle plateforme améliorerait la qualité de l’information, renforcerait les politiques publiques et créerait une émulation sur le marché.

Il est également temps de mettre en place un système de certification obligatoire. Idéalement, ce serait l’Association tunisienne des Investisseurs en Capital qui piloterait cette autorégulation.

Enfin, il faut permettre à des tiers de confiance, entreprises d’analyse financière, opérateurs spécialisés dans l’analyse économique, de s’intégrer dans la chaîne de valeur.

Cela permettrait de créer progressivement une véritable spécialisation dans l’analyse du marché. L’Atic peut faire cet effort.

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Auteur

Marwa Saidi