IA, défi de gouvernance : L’intelligence artificielle transforme la lutte contre la corruption
À l’occasion de la Journée internationale de lutte contre la corruption, le 9 décembre, Tunis explore le rôle croissant de l’intelligence artificielle dans la prévention des pratiques frauduleuses.
Entre promesses technologiques et limites institutionnelles, experts et autorités s’accordent sur une nécessité de moderniser le cadre législatif et renforcer les capacités humaines pour que l’IA devienne un véritable moteur de transparence et d’intégrité publique.
La Presse — Mardi 9 décembre, une rencontre organisée par la Direction générale de la gouvernance (Présidence du gouvernement) et le Pnud a mis en lumière un constat partagé : l’intelligence artificielle pourrait devenir un levier puissant pour anticiper, détecter et réduire les risques de corruption.
Mais cet espoir n’a de sens que si le pays se dote d’un cadre éthique et juridique solide, capable de canaliser l’usage des technologies émergentes
. Autour d’institutions nationales et d’experts, les échanges ont montré à quel point l’analyse prédictive, nourrie par des volumes massifs de données, ouvre des perspectives nouvelles pour renforcer l’intégrité publique.
Plusieurs expériences internationales ont été examinées, révélant comment certaines administrations utilisent déjà l’IA pour repérer les anomalies, améliorer la transparence ou restaurer la confiance citoyenne.
Toutefois, la technologie ne peut en aucun cas compenser les faiblesses d’un système institutionnel désuet. La modernisation de la gouvernance demeure donc le préalable incontournable à l’usage vertueux de ces outils.
Des avancées technologiques freinées par un cadre législatif dépassé
Une évaluation préliminaire réalisée par l’Unesco, présentée lors d’un colloque sur la recherche scientifique et l’éthique de l’IA, souligne que les législations tunisiennes accusent un retard notable par rapport aux standards internationaux.
Pour l’expert en communication Hichem Besbes, ce diagnostic révèle une contradiction; la Tunisie voit croître l’intérêt de ses étudiants pour les technologies modernes et progresse en matière d’accès à Internet et de production scientifique, mais reste prisonnière d’un cadre juridique inadapté aux défis de l’IA.
Les recommandations préliminaires insistent de ce fait sur deux priorités ; d’abord renforcer le système national de protection et de stockage des données, ensuite accélérer la formation des compétences locales.
Sans cette double dynamique, impossible de bâtir une IA souveraine, sécurisée et alignée sur les principes internationaux.
Le ministère de l’Enseignement supérieur prépare une feuille de route
Conscient de ces défis, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique travaille à l’élaboration d’un document de référence fixant recommandations et indicateurs pour un usage sécurisé de l’IA dans l’enseignement et la recherche.
Ce texte, attendu dans les prochains mois, doit accompagner une transformation structurelle du système académique, avec une introduction progressive de modules dédiés à l’IA et à la transformation numérique, la création de laboratoires spécialisés, le renforcement de la formation continue et le développement des compétences des étudiants comme des jeunes chercheurs.
Pour Mourad Belassoued, chef de cabinet du ministre, cette modernisation n’a pas seulement une vocation technique, elle doit refléter une ambition éthique, afin que l’IA demeure au service de l’humain et du développement durable.
L’Unesco intensifie son engagement en Tunisie
Le directeur du bureau régional de l’Unesco pour le Maghreb, Charaf Ahmimed, a annoncé plusieurs programmes dès 2026 pour consolider l’usage sécurisé et responsable de l’IA, notamment des sessions de formation pour les enseignants et jeunes diplômés.
Cette initiative soutient un écosystème encore fragile mais riche en potentiel. En rassemblant chercheurs, universitaires, experts internationaux et acteurs du numérique, le colloque a permis de confronter les visions et préciser les exigences éthiques et scientifiques nécessaires à l’intégration de l’IA dans l’enseignement, la recherche et l’innovation.
Un écosystème numérique encore fragmenté
Outre les questions législatives, plusieurs experts rappellent qu’un autre défi freine l’essor de l’IA dans le pays, à savoir l’extrême fragmentation des données publiques.
Ces dernières restent dispersées entre différents ministères, et souvent difficilement accessibles. À cela s’ajoute l’absence d’une stratégie nationale unifiée, limitant la capacité de la Tunisie à entraîner des modèles fiables et vérifiables.
La méfiance persistante entre citoyens et institutions, alimentée par des scandales passés, freine également l’adoption des outils numériques.
Pour les spécialistes, une IA réellement utile nécessite parallèlement un effort politique pour restaurer la confiance, clarifier les responsabilités institutionnelles et instaurer une culture de transparence proactive.
L’IA comme révélateur des failles structurelles
L’intérêt croissant porté à l’IA agit comme un miroir tendu au système de gouvernance national.
L’enthousiasme pour les outils prédictifs et pour la détection automatisée des anomalies révèle en creux les limites des mécanismes de contrôle actuels, souvent affaiblis par la lenteur administrative et l’absence d’audits indépendants.
La question n’est pas seulement de savoir si l’IA peut lutter contre la corruption, mais si l’État est prêt à accepter la transparence radicale qu’impose ce type de technologies.
L’intelligence artificielle ne devient un catalyseur d’intégrité que si les institutions acceptent de s’exposer à davantage de redevabilité, en publiant leurs données, en justifiant leurs décisions automatisées et en ouvrant l’accès à des audits publics.
Les réformes législatives et anticorruption doivent ainsi converger vers une même transformation structurelle : un État capable de s’autocontrôler et de réduire les marges de manœuvre des pratiques illégales.
Quand l’IA rencontre la corruption
Une question s’impose toutefois : Comment l’IA peut-elle contrecarrer des pratiques concrètes, comme un fonctionnaire qui perçoit un pot-de-vin ou un responsable qui communique à un soumissionnaire le plafond d’un marché public ?
La réponse ne réside pas dans un «attrapage direct», mais plutôt dans la capacité de l’IA à rendre les comportements opaques plus visibles et traçables.
En analysant de vastes volumes de données, elle repère les transactions inhabituelles, les modèles répétitifs et les anomalies dans les offres, qui signalent des risques de fraude. Elle peut anticiper les zones et agents les plus exposés, orientant les audits là où ils sont vraiment nécessaires.
En rendant les processus plus transparents et en générant des alertes ciblées, l’IA devient ainsi un outil concret de contrôle, complément indispensable aux mécanismes humains pour limiter la corruption ordinaire.
Une réflexion qui ouvre la voie à une modernisation indispensable
Au terme de ces rencontres, une conviction se dégage : la Tunisie ne pourra tirer pleinement parti de l’intelligence artificielle qu’en repensant en profondeur sa manière de gouverner, de protéger et de partager les données publiques, tout en modernisant ses outils.
L’IA n’est pas une promesse magique, elle ne remplace ni le courage politique, ni la transparence, ni l’investissement humain, ni l’éthique et les valeurs dont un fonctionnaire ou un décideur peut se prévaloir… ou non.
Mais appliquée avec discernement, elle peut devenir un moteur puissant, capable d’accompagner un État qui choisit de se moderniser pour mieux se comprendre, servir ses citoyens et rendre tangibles, dans la vie publique au quotidien, les mécanismes de prévention de la corruption auxquels aspirent les Tunisiens.