Tribune : L’impôt tunisien se nourrit de l’inflation
Par : Skander SALLEMI, conseiller fiscal
En Tunisie, l’inflation n’étouffe pas seulement les ménages et les petites entreprises, elle nourrit aussi, silencieusement, les recettes fiscales.
Les principaux paramètres du système fiscal — plafonds, seuils de chiffre d’affaires, barème de l’impôt sur le revenu, déductions communes — restent figés depuis des années, indifférents à la réalité économique. Résultat : à mesure que les prix augmentent, l’impôt se renforce mécaniquement, sans réforme, sans débat et sans justification.
Le discours gouvernemental sur les augmentations salariales destinées à compenser l’inflation occulte une réalité essentielle.
En consentant des hausses de salaires, l’État contribue déjà à l’augmentation des coûts de production supportés par les entreprises.
Mais lorsque ces hausses ne sont pas accompagnées d’une indexation du barème de l’impôt sur le revenu et des déductions communes, elles ne se traduisent pas nécessairement par une amélioration des salaires nets.
L’impôt capte une part significative de l’augmentation, neutralisant son effet sur le pouvoir d’achat réel. L’inflation produit alors un double effet : elle renchérit le coût de la vie et, simultanément, alourdit le pouvoir d’achat par la charge fiscale.
Sans indexation des tranches du barème de l’impôt sur le revenu ni ajustement des déductions, chaque hausse salariale se transforme mécaniquement en hausse d’impôt.
D’ailleurs, l’aménagement récent du barème, présenté sous l’angle de la justice sociale, a conduit à une augmentation des retenues à la source pour plusieurs catégories de salariés de la classe moyenne.
Cette dynamique éclaire sur l’importance croissante de l’impôt sur le revenu dans les recettes fiscales de l’État — une progression qui s’explique notamment par l’inflation et par la rigidité du système que par une véritable politique fiscale.
La situation n’est pas nouvelle. Un conseiller du gouvernement annonçait en 2017, avec fierté, une augmentation importante des recettes fiscales… alors même que l’inflation battait des records.
Une analyse plus fine révélait que la hausse des droits et taxes douaniers provenait surtout de la dépréciation du dinar : plus la monnaie se dévalue, plus la valeur en dinars des produits importés augmente, gonflant mécaniquement l’assiette des impôts et taxes perçus à la douane.
Là encore, la recette fiscale progresse sans qu’aucune politique publique structurée ne soit mise en œuvre.
Même l’impôt sur la fortune immobilière, instauré en 2023 puis élargi dans la loi de finances 2026 sous l’intitulé d’« impôt sur la fortune » au nom de la justice fiscale, illustre ce décalage.
Le seuil de la fortune imposable n’a jamais été actualisé, alors que l’administration fiscale applique, pour ses propres évaluations immobilières, des taux de revalorisation à deux chiffres, souvent supérieurs au taux d’inflation.
Le maintien d’un seuil constant, sans indexation ni prise en compte des indices de prix, permet au système fiscal de générer des recettes supplémentaires, indépendamment de la capacité contributive réelle des contribuables.
L’écart est flagrant : l’État considère systématiquement que la valeur commerciale des biens augmente, sans méthode scientifique opposable ni référentiel transparent, tout en ignorant l’impact de l’inflation sur la capacité contributive.
Comment respecter une obligation fiscale dont les paramètres ne sont ni adaptés ni actualisés ? Comment exiger la conformité lorsque les outils d’évaluation font défaut ?
Ce déficit d’ajustement traverse l’ensemble du système fiscal. Le régime forfaitaire est resté figé à un seuil de 100.000 dinars de chiffre d’affaires depuis 2012.
Treize ans plus tard, après plusieurs vagues d’inflation, ce plafond n’a jamais été révisé.
Des milliers de petits commerçants et prestataires se retrouvent artificiellement basculés vers le régime réel, non parce qu’ils gagnent davantage, mais parce que leurs ventes reflètent simplement l’augmentation générale des prix.
Une aubaine pour l’État, une pression intenable pour les plus vulnérables.
Même constat pour le régime de l’auto-entrepreneur, dont le seuil de 75.000 dinars n’a pas été réévalué depuis 2021.
Là encore, l’inflation réduit progressivement l’utilité du dispositif, en affaiblit l’attractivité et finit par pénaliser ceux qu’il était censé encourager.
Cette inertie alimente les résistances à l’égard des régimes simplifiés et contredit l’objectif affiché de formalisation de l’économie.
Ignorer l’effet de l’inflation rend le système fiscal injuste.
Cela viole le principe de la capacité contributive, pénalise disproportionnellement les ménages modestes et les petites entreprises, et affaiblit durablement la confiance fiscale.
L’impôt augmente sans décision explicite, sans débat démocratique, par le simple effet du temps et de la hausse des prix.
Pendant que de nombreux pays indexent automatiquement leurs barèmes, seuils et déductions pour éviter une hausse « invisible » de l’impôt, la Tunisie continue d’ignorer l’impact de l’inflation sur la charge fiscale.
Ni le ministère des Finances ni les députés n’ont ouvert ce chantier essentiel.
Même les organisations syndicales, pourtant mobilisées pour la défense du pouvoir d’achat, ne l’ont jamais véritablement porté.
Or l’équité fiscale exige que l’impôt évolue avec l’économie — et non au rythme du silence législatif.
S.S.
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.