Au-delà de la répression militaire, le film met en évidence le rôle ambigu, et profondément politique de l’administration britannique, présentée comme arbitre entre populations autochtones et nouveaux arrivants, tout en servant de paravent à un projet colonial plus vaste.
En facilitant l’installation de populations juives déplacées d’Europe, Londres préparait l’émergence d’un Etat-forteresse destiné à préserver ses intérêts stratégiques dans une région qu’elle peinait à contrôler.
La Presse — Un film sur la Palestine, fait par une Palestinienne pour ouvrir la 36e édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC).
Le samedi 13 décembre à la Cité de la culture Chedli Klibi, une audience composée de différents acteurs de la scène cinématographique et culturelle tunisienne et autres invité.e.s du festival, a découvert le long métrage de fiction «Palestine 36» d’Annemarie Jacir.
Choisi comme candidat officiel de la Palestine aux Oscars 2026 (catégorie du Meilleur film international), ce drame historique de près de deux heures raconte l’insurrection palestinienne contre la domination britannique dans les années 1930.
Une période charnière, que la cinéaste explore avec un casting prestigieux, dont Jeremy Irons, Liam Cunningham et Hiam Abbass, en combinant fiction épique et images d’archives.
Présente à l’occasion aux côtés d’une partie de l’équipe du film, Annemarie Jacir a rappelé les conditions particulièrement éprouvantes de 36e édition production :
« Je suis honorée que le film ouvre cette 36e édition. «Palestine 36» a été tourné durant l’une des périodes les plus dures de notre histoire. Nous avions préparé les costumes, les décors, les accessoires… pour devoir tout recommencer.
J’ai perdu le compte du nombre de fois où le tournage a débuté puis s’est arrêté».
Il faut savoir que le génocide à Gaza, déclenché depuis le 7 Octobre 2023, a eu lieu une semaine avant le début du tournage, à Bethléem. La production a été suspendue puis relocalisée en Jordanie.
Treize mois plus tard, contre toute attente, l’équipe a pu retourner en Palestine afin d’achever les prises de vue.
Le film, qui s’ancre dans l’année 1936, est essentiel pour sa réalisatrice car soulignant l’un des moments les plus marquants de l’histoire palestinienne et posant, de ce fait, les bases de tout ce qui suivra.
De quoi expliquer, comme elle le note, la Nakba de 1948, les Intifada et la situation actuelle. Il met en lumière une révolte remarquable: une insurrection paysanne qui a pris le dessus face à un empire.
Coproduit par plusieurs pays, Royaume-Uni, Palestine, Arabie saoudite, France, Qatar, Danemark et Jordanie, «Palestine 36» suit Youssef (interprété par Karim Daoud Anaya), un jeune homme tiraillé entre les traditions de son village et l’attrait d’Al-Qods, où il rêve d’un avenir plus large.
Autour de lui gravite une galerie de personnages : Rabab, la jeune veuve, sa fille Afra; Khalid, le chef de la résistance (Salah Bakri); Khouloud (Yasmine Elmasri) une citadine engagée, Amir (Dhafer El Abidine) et Kareem, le cordonnier, fils du pope.
Alors que les villages de la Palestine se soulèvent contre la domination britannique, Youssef aspire à un avenir au-delà des troubles croissants. Mais l’histoire est implacable.
Avec l’afflux croissant d’immigrants juifs fuyant une Europe de plus en plus fasciste et les appels à l’indépendance des Palestiniens, toutes les parties s’engagent dans une spirale vers une collision inévitable, à un moment décisif pour l’Empire britannique et l’avenir de toute la région.
Le film est une chronique de la lutte contre la tyrannie coloniale britannique, généralement qualifiée frauduleusement de «mandat britannique». Il rappelle les réalités de cette période : dépossession des terres, espoirs brisés, jeunesses sacrifiées.
Face au soulèvement, la Grande-Bretagne déploya plus de 20.000 soldats, laissant derrière elle un héritage de violence qui continue de hanter la région.
Au-delà de la répression militaire, le film met en évidence le rôle ambigu, et profondément politique de l’administration britannique, présentée comme arbitre entre populations autochtones et nouveaux arrivants, tout en servant de paravent à un projet colonial plus vaste.
En facilitant l’installation de populations juives déplacées d’Europe, Londres préparait l’émergence d’un Etat-forteresse destiné à préserver ses intérêts stratégiques dans une région qu’elle peinait à contrôler.
L’une des priorités de la puissance coloniale était alors d’écraser le nationalisme arabe, mouvement laïc et anticolonial cherchant à dépasser les frontières artificielles imposées par les empires européens.
La Palestine, carrefour géographique entre l’Égypte, la Syrie et le Liban, en constituait un pilier essentiel.
La brutalité de la domination britannique transforma progressivement l’opposition palestinienne en une insurrection de grande ampleur entre 1936 et 1939, qualifiée par l’Occident de «révolte arabe» et considérée par les Palestiniens comme leur première Intifada.
Selon l’historien Rashid Khalidi, la Grande-Bretagne stationna alors davantage de soldats en Palestine que dans toute l’Inde.
C’est cette histoire largement absente des manuels occidentaux que raconte «Palestine 36». Une histoire occultée, mais essentielle pour comprendre les violences contemporaines en Palestine historique.
Pour les spectateurs britanniques notamment, le film a dû se présenter comme un miroir troublant, révélant non seulement l’ampleur de la violence coloniale passée, mais aussi les continuités frappantes avec ce qui se joue aujourd’hui à Gaza.
Oeuvre ambitieuse et nécessaire, «Palestine 36» convainc par son ampleur et son importance historique.
Néanmoins, certains dialogues manquent par moments de densité et de profondeur, et le travail sur les registres idiomatiques aurait pu être davantage affiné.
Des limites que l’on ne peut toutefois juger sans tenir compte des conditions extrêmement difficiles dans lesquelles le film a été tourné.
Avec «Palestine 36», Annemarie Jacir retrouve, pour notre plus grand plaisir, l’immense Saleh Bakri, qu’elle dirige ici pour la quatrième fois après «Le Sel de la mer» (2008), «Quand je t’ai vu» (2012) et «Wajib–L’invitation au mariage» (2017).
Une collaboration fidèle et féconde, qui se confirme une nouvelle fois à l’écran.
Pour le personnage de Khouloud, incarné par Yasmine Elmasri, la réalisatrice s’est nourrie de figures féminines majeures de la Palestine et du monde arabe des années 1930.
Elle cite notamment Katy Antonious, mondaine influente de l’élite sociale d’Al Qods, connue pour ses salons littéraires et intellectuels sous l’occupation britannique.
Annemarie Jacir reconnaît également s’être inspirée de la journaliste palestinienne Asma Tubi, de l’intellectuelle palestino-libanaise May Ziadeh et de la féministe égyptienne Amina Al Said, conférant au personnage une profondeur politique et culturelle singulière.
Une image hautement symbolique vient clore le film après le premier générique : celle d’un paysan arabe jouant de la cornemuse au cœur d’un paysage pastoral.
Instrument communément associé au Royaume-Uni à l’Angleterre, l’Écosse ou l’Irlande, la cornemuse trouve pourtant ses origines au Moyen-Orient.
Après avoir voyagé vers l’Europe, elle est ainsi revenue sur sa terre natale sous une autre forme.
Une trajectoire circulaire qui, selon Annemarie Jacir, faisait de cet instrument un choix idéal pour conclure le film, tant il incarne les thèmes de l’exil, du retour et de la mémoire.