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« Roqia » de Yanis Koussim : Quand l’horreur raconte les blessures de l’histoire

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  • 22 décembre 20:15
  • 6 min de lecture
« Roqia »  de Yanis Koussim : Quand l’horreur raconte les blessures de l’histoire

Pourquoi un film d’horreur, assumant sans concession les règles du genre, s’invite-t-il dans une manifestation culturelle aussi prestigieuse ?

La Presse — Tout au long des JCC, le public a eu rendez-vous avec une large palette de films qui répondent à tous les goûts. Quatorze longs métrages de fiction originaires de 11 pays ont été en lice.

La plupart étaient des drames sociaux ou historiques qui reflètent les réalités, les préoccupations et les cultures portées par leurs cinéastes.

Parmi les films sélectionnés pour la compétition officielle figure « Roqia » du réalisateur algérien Yanis Koussim. Pourquoi un film d’horreur, assumant sans concession les règles du genre, s’invite-t-il dans une manifestation culturelle aussi prestigieuse ?

Un langage cinématographique typique de l’horreur

« Roqia » est le premier film d’horreur algérien, mais aussi le premier long métrage de Yanis Koussim. Il ne doit pas être confondu avec un autre film d’horreur français, « Rokya » de Saïd Belktibia, sorti en 2023, bien qu’ils partagent à première vue le même thème de l’exorcisme.  

Yanis Koussim a annoncé le ton du film avant la toute première scène avec un extrait de hadith sur la violence humaine. Il enchaîne immédiatement par une séquence qui nous ramène aux années 90, période de la décennie noire algérienne où un chaos effroyable a éclaté.

Le film évolue par la suite sur deux axes temporaux avec deux intrigues en apparence séparées. Le Cheikh et son fils pratiquent des séances d’exorcisme à leur domicile et chez les personnes possédées.

Ils reçoivent régulièrement en visite Wafa, la jeune voisine enceinte, qui les aide au ménage. En parallèle, une succession de meurtres d’une brutalité extrême est rapportée comme faits divers, et le fil qui les relie ne sera dévoilé que vers la fin. 

Les créateurs du film ont choisi de reproduire les scènes de possession démoniaque typiques du genre sans recourir à des effets spéciaux élaborés.

L’accent a été principalement mis sur les expressions faciales des acteurs, accompagnées de voix qui répètent des formules rituelles en écho.

Ces passages sont donc loin de secouer les amateurs de ce genre, notamment ceux qui ont déjà vu et apprécié la saga turque « Siccin ».

Etant une référence dans ce que l’on appelle désormais « films d’horreur islamique », cette série de films a reproduit les thèmes courants avec un niveau esthétique et technique d’une crédibilité unique, presque inégalable.

La deuxième intrigue s’articule autour du personnage de Ahmed qui a resurgit après une disparition inexpliquée, le visage couvert de bandages et totalement amnésique. Son retour coïncide avec une série d’événements étranges. 

Le suspense qui enveloppe ce personnage tient les spectateurs en haleine jusqu’au bout. Quand les mystères se dévoilent, un lien peut enfin être rétabli entre les deux arcs narratifs. 

Comme tous les films d’horreur, les scènes de « Roqia » sont pour la plupart plongées dans l’obscurité, la lumière tamisée étant censée accentuer l’immersion du spectateur.

Les passages sanglants ne manquent pas, mais restent loin des scènes gores et de la brutalité non justifiée.

En somme, ce long métrage semble une première expérience réussie, étant convainquant sur le plan narratif et esthétique. Cependant, il donne une impression de déjà vu pour le public qui a l’habitude de regarder ce genre de films.

Au premier abord, ni le sujet ni la manière dont il est présenté ne semblent se distinguer par leur originalité. Or, quand on apprend que ce film aborde un épisode clé de l’histoire récente de l’Algérie, une relecture s’impose. 

Au-delà des frissons

Les intentions des créateurs de « Roqia » ne se limitent pas à faire peur pour divertir. Le choix de la décennie noire comme cadre temporel n’est donc pas anodin.  

Cette période vécue comme un traumatisme collectif a été marquée par une violence inouïe avec des meurtres, des attentats, des enlèvements, des disparitions.

Certains événements qui ont eu lieu à cette époque sont encore de nos jours des mystères non élucidés. L’atmosphère d’angoisse, de terreur et d’impuissance que l’on voit dans ce film n’est autre que celle vécue par la société algérienne tout au long de ces années de tumulte. 

D’ailleurs, si Ahmed a perdu la mémoire brutalement et que l’on voit le Cheikh la perdre progressivement à cause de l’Alzheimer, c’est qu’il ne suffit pas d’oublier le passé douloureux pour empêcher qu’il ne revienne un jour hanter le présent.

Or, si les crimes passés sont liés à un conflit de masse, les atrocités actuelles pourraient également s’intensifier et se propager davantage.

L’univers des Djinns, des Cheikhs et des meurtres qui caractérise ce film est ainsi une manière de questionner ce passé, tout en transmettant une appréhension de le revivre.

Comment expliquer une telle capacité au mal ? Cette pulsion destructrice qui a conduit à des violences à grande échelle pourrait-elle refaire surface ? Le langage du cinéma d’horreur porte alors chez Yanis Koussim des métaphores pour explorer ces blessures historiques.

Il joue sur la perte de repères, tant personnels que sociaux, et montre que l’oubli peut se transformer lui-même en moteur de tension.

L’horreur devient ici un outil narratif à la croisée du symbolique, de l’historique et du social. Il met en scène la mémoire, les peurs collectives et les traumatismes d’une société confrontée à ses blessures d’antan. 

C’est ainsi que ce genre de films devient plus profond, plus exigeant et plus engagé. Notons que « Roqia » a déjà été projeté dans de nombreux festivals internationaux importants.

Il a fait sa première mondiale à la 82e Mostra de Venise dans la section de la Semaine de la critique.

Il a également été présenté en compétition officielle dans des festivals dédiés aux genres fantastique et d’horreur en Autriche  et en Pologne et a été récemment sélectionné en compétition officielle au Red Sea International Film Festival en Arabie Saoudite. 

Le choix pour les JCC souligne donc une fois de plus la valeur et la portée de ce film et marque une nouvelle étape importante dans le parcours de ses créateurs.

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Auteur

Amal BOU OUNI