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Culture

Journées cinématographiques de Carthage – « The Other… Raeburn », de David-Pierre Fila : Un être de rupture

  • 24 décembre 20:15
  • 9 min de lecture
Journées cinématographiques de Carthage – « The Other… Raeburn », de David-Pierre Fila : Un être de rupture

« Parfois dans les festivals on ne sait pas qui je suis. On cherche l’Africain noir qui sort de l’avion. Je vois alors des visages abasourdis parce qu’ils ne peuvent pas imaginer qu’un blanc puisse être derrière un film comme « Jit ».

Il faut vivre avec, et jouer le jeu », confie-t-il à la caméra de David-Pierre Fila.

La Presse — En découvrant le documentaire «The Other… Raeburn», sélectionné en compétition officielle des JCC, on ne peut s’empêcher d’être immédiatement projeté au cœur des mouvements de résistance nationale et indépendantistes, en Tunisie comme ailleurs en Afrique, puis dans les périodes de post-indépendance, avec leur cortège de désillusions et de déceptions. 

Ce long métrage de 94 minutes, réalisé par le cinéaste, photographe, critique de cinéma et anthropologue congolais (Brazzaville) David-Pierre Fila, s’inscrit dans une démarche de relecture critique de l’histoire coloniale en Afrique australe.

À travers le parcours et l’œuvre du cinéaste zimbabwéen Michael Raeburn, le film interroge les mécanismes du colonialisme et de l’apartheid au Zimbabwe et en Afrique du Sud, tout en mettant en lumière la persistance de leurs héritages politiques et culturels.

Avec une identité plurielle, marquée par l’exil et l’engagement, se dessine le portrait d’un cinéaste habité par la nécessité de filmer contre l’injustice et dont l’œuvre, foncièrement contestataire, se situe à la croisée de la justice sociale, de la mémoire coloniale et d’un héritage africain revendiqué.

L’évocation de l’amitié de Raeburn avec James Baldwin vient inscrire cette trajectoire dans un réseau transnational de luttes intellectuelles et artistiques. 

Né au Caire en 1948 d’un père anglais et d’une mère égyptienne, Michael Raeburn passe son enfance au Zimbabwe.

Après avoir obtenu une maîtrise de lettres françaises à Londres, il étudie à Aix-en-Provence puis fait l’Idhec, à Paris. Pendant plus d’un demi-siècle, Michael Raeburn a confronté son imaginaire à la violence de la nature comme à celle des hommes.

Dans le film, il apporte son propre témoignage, mêlant souvenirs personnels et réflexions, au cœur d’un portrait nourri d’archives, d’entretiens avec des gens du cinéma et d’extraits de ses œuvres. S

es œuvres clés structurent l’ossature du documentaire, qu’ils viennent rythmer et chapitrer, donnant forme à une traversée à la fois mémorielle, politique et cinématographique. 

Briser ses chaînes !

C’est avec son docu-fiction incisif «Rhodesia Countdown» (1969) que s’ouvre le premier chapitre du film. Véritable satire politique, l’œuvre épingle les positions de la minorité blanche rhodésienne (actuel Zimbabwe) au cœur de la guerre civile qui déchire le pays entre 1970 et 1980.

Comme le rappelle le producteur Simon Bright, la Rhodésie fut une colonie fondée par Cecil John Rhodes, qui fit venir des travailleurs britanniques hautement qualifiés pour bâtir routes, barrages et infrastructures. «Ils excellaient dans la construction, mais étaient incapables d’établir une relation durable avec la population noire autochtone», souligne-t-il.

À l’époque, une infime minorité de Blancs soutenait les droits des Noirs, tandis que les combattants de la liberté étaient pendus.

C’est dans ce contexte de répression que Raeburn réalise ce premier film, un geste politique qui le contraint rapidement à l’exil.

Alternant images d’archives, témoignages d’époque et paroles actuelles recueillies par David-Pierre Fila, le cinéaste revient sur ce moment fondateur : «Je vivais une existence de Blanc privilégié.

J’ai dû briser ces chaînes. Issu d’un milieu intellectuel, ma mère voulait que je devienne professeur d’université, mais moi je voulais de l’action… j’ai choisi le cinéma».

Ses mots dans un français enrobé d’intonations anglaises accompagnent les images de militants arrêtés, donnant chair à un engagement forgé dans l’urgence.

Raeburn part ensuite en Zambie, à la frontière de la Rhodésie, où il entre en contact avec la guérilla.

Il y projette son film dans un camp d’entraînement et rencontre un Massaï qui deviendra le protagoniste de son documentaire «Beyond the Plains Where Man Was Born» (1976).

Le film retrace le parcours d’un «fils de la plaine» parti étudier à Dar es-Salaam pour être confronté au marxisme et au modernisme occidental.

Il questionne les tensions entre tradition, émancipation et modèles importés.

Le récit de «The Other… Raeburn» s’inscrit ensuite dans la guerre de libération du Zimbabwe, la seconde «Chimurenga».

Robert Mugabe, alors en fuite, prend la tête de la lutte armée.

Raeburn s’en fait l’écho dans «Black Fire» (1978), un livre nourri par l’idée que «le peuple est la forêt où le soldat peut se cacher».

Le livre est lancé à Londres par James Baldwin, qui en signe le texte introductif, scellant une rencontre intellectuelle et politique majeure. 

Baldwin lui confie, raconte le cinéaste, que dans «Beyond the Plains Where Man Was Born», il perçoit chez lui la présence d’un artiste désireux de s’affranchir, un élan qui fait écho au thème central de son œuvre : la nécessité d’échapper à toute forme de suffocation intellectuelle.

«J’ai dû alors me lâcher, me laisser aller, approfondir et comprendre les expériences vécues», confie-t-il.

Un système qui ne fonctionne pas

En 1979, la guerre de libération s’achève avec l’accession de Robert Mugabe au pouvoir et la mise en place d’une politique de réconciliation nationale, fondée notamment sur l’intégration raciale de la minorité blanche.

C’est dans ce contexte que le cinéaste réalise «The Grass Is Singing» (L’Herbe qui chante, 1981).

Le film dresse le portrait d’une femme blanche profondément raciste, mariée à un agriculteur installé au Zimbabwe, incapable d’accepter la cohabitation avec le peuple noir.

À travers ce personnage enfermé dans un racisme qui l’empêche de vivre pleinement, Raeburn met à nu la perversité d’un système fondé sur l’apartheid, un ordre qui aliène, emprisonne et détruit les individus de l’intérieur.

«C’est l’expression du pouvoir déstructeur du racisme sur l’état d’âme d’une personne», commente-t-il.

Du documentaire à la fiction, l’œuvre de Raeburn s’inscrit ainsi dans une continuité évidente: interroger les mécanismes de domination et de ségrégation à travers l’intimité des êtres, là où les systèmes politiques révèlent leur violence la plus profonde.

Le film ne plaît pas à Mugabe, alors engagé dans un discours de réconciliation entre Noirs et Blancs, une idée pourtant soutenue par Raeburn, qui tenait néanmoins à montrer ce qui se jouait avant l’indépendance, comme il le précise.

En 1988, Raeburn tourne «Soweto», entre le Zimbabwe et le Nigeria, une sorte de Roméo et Juliette africain, financé localement.

Le film ne sortira jamais : le cinéaste est évincé de la production. Profondément affecté, il part à Londres avant de revenir au Zimbabwe en 1991, où il réalise «Jit», une fiction colorée, lumineuse et optimiste inspirée de la figure spirituelle de la Jukwa.

Premier film tourné avec une équipe entièrement locale, «Jit» permet au public zimbabwéen de se voir pour la première fois sur grand écran et rencontre un immense succès. Une manière pour eux d’inventer leurs propres récits pour contrer les narratifs hérités du colonialisme. 

La filmographie de Raeburn épouse étroitement les évolutions politiques du pays.

À partir des années 1990, le Zimbabwe s’enlise sous le poids des politiques d’austérité imposées par le FMI.

En 2000, Mugabe perd progressivement tous ses soutiens en installant un pouvoir autoritaire et en réprimant toute opposition ( une trajectoire qui rappelle celle de Bourguiba, entre autres figures majeures des indépendances africaines).

Cette dérive donne naissance à «Zimbabwe Countdown» (2003), un documentaire qui cède la parole aux opposants et révèle la rupture de Mugabe avec sa politique de réconciliation, attisant les tensions raciales pour se maintenir au pouvoir.

Mugabe sera réélu. «Zimbabwe Countdown» raconte la fin tragique de son parcours. «Il est resté au pouvoir trente-sept ans, bien trop longtemps», constate Raeburn.

Le pouvoir du cinéma

Entre-temps, le cinéaste réalise «Home Sweet Home» (1999), un film plus intime qui revient sur son enfance marquée par des liens familiaux fragiles.

On y retrouve ce sentiment de suffocation, omniprésent dans son œuvre, et le désir constant d’y échapper. Le cinéma apparaît alors comme un exutoire, une manière d’exorciser cette violence intérieure.

le documentaire s’attardera aussi sur ses deux films «Melvyn» (2004) et «Triomf» (2008).

«Parfois dans les festivals on ne sait pas qui je suis. On cherche l’Africain noir qui sort de l’avion.

Je vois alors des visages abasourdis parce qu’ils ne peuvent pas imaginer qu’un blanc peut être derrière un film comme «Jit».

Il faut vivre avec, et jouer le jeu», confie-t-il à la caméra de David-Pierre Fila.

«Il a toujours vécu dans un entre-deux», témoigne l’un des intervenants du documentaire.

«Cela fait de lui un être de rupture : avec sa famille, avec l’histoire et ses soubresauts.

Un être d’exil, à la fois géographique et mental». «The Other… Raeburn» est un film qui parle du besoin vital d’images, de la croyance profonde dans leur pouvoir, de l’idée que les images rendent la vie plus intense, plus vraie.

À travers le parcours de Raeburn, David-Pierre Fila pose deux questions fondamentales : pourquoi filme-t-on ? Et à quoi servent les films ?

Auteur

Meysem MARROUKI