Partant d’un diagnostic approfondi du système fiscal actuel, l’étude « Vers un système fiscal incitatif et résilient au service de la Vision 2035», publiée récemment par l’Ites, esquisse un vaste plan de réformes visant à moderniser l’architecture fiscale tunisienne.
L’ambition est de faire du futur système fiscal un véritable levier de transformation de l’économie tunisienne vers un modèle vert, durable et compétitif, tout en renforçant la justice sociale.
Selon les estimations, ces réformes pourraient générer un gain de 3 à 4 points de PIB à l’horizon 2035, soit entre 4 et 5 milliards de dinars de ressources additionnelles par an.
La Presse — Comment moderniser le système fiscal tunisien ? En réponse à cette question centrale, l’étude de l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites) propose une série de réflexions et de pistes de réformes destinées à instaurer un système fiscal plus résilient face aux chocs, plus équitable et mieux adapté aux exigences d’une économie moderne, durable et pleinement ancrée dans la Vision Tunisie 2035.
Une architecture fiscale déséquilibrée
L’étude débute par un état des lieux du système fiscal tunisien. Dominée par les impôts indirects, qui représentent plus de 57 % des recettes fiscales totales, contre près de 43 % pour les impôts directs, l’architecture fiscale tunisienne « révèle une structure déséquilibrée, héritée de décennies d’ajustements successifs sans vision d’ensemble cohérente », souligne le document.
Si la forte dépendance à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui représente plus de 26 % des recettes fiscales totales, est perçue comme un gage de stabilité des recettes, elle est néanmoins considérée comme socialement régressive. La contribution de l’impôt sur les sociétés, quant à elle, ne dépasse pas 14,5 % des recettes fiscales en 2025, «un niveau inférieur aux standards internationaux et révélateur d’une concentration excessive sur un nombre restreint de grandes entreprises ».
Avec une contribution inférieure à 0,5 % au cours des cinq dernières années, le régime forfaitaire, qui concerne pourtant 39 % des contribuables, continue d’illustrer, selon l’étude, les inégalités persistantes du système fiscal tunisien, malgré les efforts engagés. L’évaluation de l’équité du système fiscal met également en évidence de profonds déséquilibres, tant en matière d’équité horizontale (traitement égal de contribuables se trouvant dans des situations similaires) que d’équité verticale, liée à la progressivité de l’impôt selon la capacité contributive. L’existence de multiples régimes préférentiels engendre des distorsions significatives.
En 2022, environ 347 mesures dérogatoires au droit fiscal commun, bénéficiant principalement aux secteurs exportateurs et aux zones de développement régional, ont été recensées, pour un manque à gagner estimée à 2,8 % du PIB, sans que leur efficacité économique ne soit systématiquement évaluée. L’équité verticale souffre, quant à elle, du caractère globalement régressif du système, principalement dû au poids des impôts indirects et à la faible progressivité de l’Irpp.
L’étude souligne enfin l’instabilité chronique de la législation fiscale au cours des quatorze dernières années, marquée par l’introduction de plus de 1.000 mesures, générant une incertitude juridique défavorable à l’investissement et une hausse des coûts de conformité pour les entreprises.
Un ancrage clair dans la « Vision Tunisie 2035 »
Inscrites dans le droit fil de la « Vision stratégique Tunisie 2035 », les réformes recommandées visent à mettre en place un système fiscal adapté aux besoins d’une économie moderne, numérisée et durable. Elles cherchent à concilier la récupération des manques à gagner en matière de recettes fiscales avec la mise en place d’incitations favorisant les transformations économiques, notamment numériques et écologiques.
La justice sociale, pilier central de la « Vision 2035 », occupe une place centrale dans les propositions formulées. Celles-ci ambitionnent de renforcer le contrat fiscal à travers une amélioration de la progressivité de l’impôt, la modernisation de la fiscalité familiale ainsi que le renforcement de la transparence et de la redevabilité de l’action publique.
L’intégration économique régionale est également appelée à s’accompagner d’une diversification des instruments de taxation du commerce international, tandis que la lutte contre l’évasion fiscale internationale demeure un enjeu majeur pour la préservation de l’assiette fiscale nationale.
Six axes structurants de réformes
L’étude propose d’articuler les réformes autour de six axes stratégiques : la digitalisation ; la transition verte et écologique; l’équité fiscale et l’inclusion sociale ; la compétitivité économique et l’incitation à l’investissement ; la fiscalité locale et la gouvernance territoriale ; enfin, la fiscalité internationale et la lutte contre l’évasion fiscale. La digitalisation constitue le socle de la réforme.
Elle passe par la dématérialisation complète des procédures fiscales, la généralisation de la facturation électronique, l’interconnexion des systèmes comptables publics et privés, ainsi que le recours à l’intelligence artificielle pour la détection de la fraude, l’amélioration des capacités de prévision et le ciblage des contrôles.
Cette transformation numérique est de nature à instaurer une relation de confiance renouvelée entre l’administration et le citoyen-contribuable. La fiscalité verte est, quant à elle, appelée à devenir un outil central de régulation environnementale. Son introduction permettrait d’internaliser les coûts environnementaux des activités polluantes et énergivores, d’inciter les entreprises à adopter des pratiques durables et à investir dans les énergies renouvelables, tout en mobilisant de nouvelles ressources pour financer les politiques climatiques et sociales.
Le troisième axe, consacré au renforcement de l’équité fiscale et de l’inclusion sociale, met l’accent sur la réduction des niches fiscales injustifiées, la lutte contre l’économie informelle, l’amélioration de la progressivité de l’impôt sur le revenu et le patrimoine, ainsi qu’un meilleur ciblage des dépenses fiscales et sociales au profit des populations vulnérables. L’amélioration de la compétitivité économique par une fiscalité incitative vise à repositionner la fiscalité comme un levier de dynamisation économique plutôt que comme une contrainte.
L’étude préconise une simplification en profondeur du système fiscal, la mise en place d’incitations ciblées en faveur des secteurs prioritaires — industrie, numérique, économie verte et exportation — ainsi qu’une coordination étroite entre politique fiscale, politique industrielle et stratégie d’investissement. La décentralisation fiscale est également mise en avant comme un facteur clé du développement territorial.
Elle suppose l’octroi aux collectivités locales d’une autonomie financière réelle, une responsabilisation accrue dans la collecte et l’utilisation des recettes fiscales, ainsi qu’une orientation des transferts fiscaux vers la réduction des inégalités territoriales et la promotion d’un développement régional intégré. Enfin, l’alignement sur les standards internationaux de transparence et de lutte contre l’évasion fiscale est jugé indispensable pour renforcer la crédibilité de la Tunisie.
Les priorités identifiées concernent notamment l’adoption des standards de l’Ocde et du Gafi, le renforcement des capacités institutionnelles en matière de contrôle des prix de transfert et de traçabilité des flux financiers, ainsi que la promotion de la coopération internationale.
Des gains significatifs à moyen terme
«La transformation fiscale proposée, si elle est conduite avec détermination et intelligence, générerait des bénéfices substantiels à tous les niveaux », souligne l’étude. L’amélioration de l’efficacité du recouvrement, la réduction du tax gap et l’élargissement progressif de l’assiette fiscale permettraient d’accroître les recettes de 3 à 4 points de PIB à l’horizon 2035, soit entre 4 et 5 milliards de dinars de ressources additionnelles par an.
Ces ressources, investies dans l’éducation, la santé, les infrastructures et les politiques sociales, contribueraient à instaurer un cercle vertueux de développement et de réduction des inégalités. Sur le plan économique, la simplification du système fiscal, l’amélioration de la prévisibilité et la réduction des coûts de conformité, combinées à des incitations ciblées à l’investissement et à l’innovation, stimuleraient l’activité.
Un gain de productivité de 0,5 point par an pourrait ainsi résulter de la seule simplification administrative, se traduisant par un surcroît de croissance de 0,3 à 0,4 point de PIB annuel. Sur le plan social, le renforcement de la progressivité du système fiscal, associé à une meilleure efficacité des dépenses publiques, contribuerait significativement à la réduction des inégalités.
Les simulations suggèrent qu’une baisse de 3 à 4 points de l’indice de Gini serait atteignable à l’horizon 2035, plaçant la Tunisie parmi les pays les plus égalitaires de la région. Enfin, sur le plan territorial, la décentralisation fiscale fournirait aux collectivités locales les ressources nécessaires à leur développement autonome, réduisant progressivement les disparités régionales et renforçant la cohésion nationale. La mise en place d’un système fiscal transparent, équitable et redevable contribuerait ainsi à consolider durablement le contrat social entre les citoyens et l’Etat.