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Entretien avec l’ancien diplomate Adel Smaoui : «Entre la Tunisie et la Chine, une dynamique renouvelée fondée sur la souveraineté, la confiance et la vision »

  • 17 novembre 17:15
  • 13 min de lecture
Entretien avec l’ancien diplomate Adel Smaoui : «Entre la Tunisie et la Chine, une dynamique renouvelée fondée sur la souveraineté, la confiance et la vision »

Alors que Pékin s’affirme comme l’un des pôles majeurs du système international, Tunis consolide une relation fondée sur la non-ingérence, la complémentarité et l’ouverture stratégique. De la «Route de la Soie» aux grands projets d’infrastructure, la Chine voit en la Tunisie un point d’ancrage en Méditerranée et en Afrique. 

Pour sa part, la Tunisie trouve dans cette relation un espace de coopération pragmatique, sereine et prometteuse. L’ancien diplomate Adel Smaoui souligne dans cette optique l’importance de ce dialogue stratégique, loin des pressions et des conditionnalités, et estime que les années à venir pourraient marquer une nouvelle étape dans les investissements et les échanges bilatéraux.

Dans cet entretien, l’ancien ambassadeur revient sur l’évolution d’un partenariat appelé, selon lui, à gagner en profondeur et en ambition, sans jamais sacrifier l’intérêt national.

La Chine est aujourd’hui un acteur incontournable sur la scène internationale. Comment situer la Tunisie dans la stratégie chinoise en Afrique et en Méditerranée ?

En tant qu’observateur de la scène internationale, et qui plus est ancien diplomate, je peux confirmer qu’effectivement la Chine est aujourd’hui un acteur incontournable sur la scène internationale. Elle se présente aujourd’hui comme une puissance mondiale non seulement sur le plan économique où elle occupe la deuxième place après les États-Unis, mais de plus en plus sur le plan politique et même militaire.

Sous l’impulsion du Président Xi Jinping, l’Empire du milieu a fait un bond en avant et aspire peut-être à jouer les premiers rôles sur la scène internationale, et ce, à l’horizon 2049, date du 100e anniversaire de la fondation de la République Populaire de Chine.

Dans le but de réaliser ces objectifs, le gouvernement chinois a lancé comme on le sait, «l’initiative de la ceinture et de la route» qu’on appelle communément «Route de la soie». Cette initiative est qualifiée par les experts de «Projet du siècle». Plusieurs centaines de milliards de dollars — on parle même de trillion de dollars, sont réservés à ce projet qui effectivement est en train d’avancer à grands pas et qui a fait des réalisations très importantes à travers le monde. 

Loin de vouloir faire l’apologie de la Chine où j’ai eu la chance et le privilège de représenter notre pays, je tiens à souligner ici l’importance du rôle que ce pays joue dans le développement économique des pays en voie de développement en général et de l’Afrique en particulier. En effet, notre continent a beaucoup bénéficié de la coopération avec la Chine.

Rien qu’à voir les milliers de kilomètres de routes, d’autoroutes et de chemins de fer, les ports, les aéroports construits par la Chine, avec des fonds chinois à travers le continent, on se rend compte de l’importance de la coopération avec la Chine. 

Pour sa part, la Tunisie compte effectivement parmi les pays sur lesquels la Chine mise à l’avenir. Rien que par sa position stratégique entre trois ensembles de grande importance pour elle, à savoir l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, fait que la Tunisie constitue pour la Chine un partenaire de choix, sans compter les autres spécificités de notre pays.

Pékin n’a cessé de faire des gestes envers notre pays, timidement au départ, mais aujourd’hui et surtout depuis notre adhésion à l’initiative de la Ceinture et de la Route, et après la visite du Président Kaïs Saïed à qui le Président XI Jinping a réservé un accueil parmi les plus chaleureux, on remarque une nouvelle dynamique dans les relations entre les deux pays et la multiplication des projets qui semblent appelés à se renforcer davantage à l’avenir.    

Inversement, que représente la Chine pour la diplomatie tunisienne ? Une opportunité économique, un modèle politique, ou un partenaire de circonstance ?

Rappelons d’abord que la diplomatie tunisienne a toujours considéré la Chine comme un partenaire important. Avant même l’indépendance de notre pays, lors du sommet de Bandung, le Leader Habib Bourguiba a établi les contacts avec la Chine. Il a eu à cette occasion une rencontre avec le Premier ministre chinois Zhou Enlai et s’est entretenu avec lui des questions internationales, dont notamment celle de la décolonisation et de la défense des intérêts des peuples du tiers monde, dont la Chine faisait partie à l’époque. La Tunisie était d’ailleurs parmi les premiers pays qui ont reconnu la République Populaire de Chine, une et unie. 

Bien évidemment, la guerre froide et les rivalités Est-Ouest n’ont pas permis la conduite des relations avec la Chine dans les meilleures conditions. Pourtant, ces relations sont restées malgré tout très cordiales et amicales. Tout au long de cette période, la diplomatie tunisienne n’a pas cessé d’œuvrer au renforcement des liens de coopération avec ce grand pays dont le rôle n’a cessé de gagner en importance dans le monde.

Mais c’est surtout à la faveur de la mondialisation et à l’entrée de la Chine en force dans l’économie mondiale et son adhésion à l’OMC que nos liens de coopération avec la Chine ont connu un nouvel essor, non seulement dans le cadre bilatéral, mais également dans le cadre du Forum de coopération Chine Afrique (Focac) qui a servi de catalyseur des relations entre la Chine et notre continent en général.  

Les relations sino-tunisiennes reposent officiellement sur le principe de non-ingérence et de respect de la souveraineté. Dans un monde où les pressions géopolitiques s’intensifient, ce principe est-il encore crédible ou devient-il un outil diplomatique ?

Justement, s’il y a un partenaire avec lequel on peut coopérer sans craindre le moins du monde pour sa souveraineté, c’est sans doute la Chine. Jamais ce pays ne pose des conditions politiques, et jamais il ne s’immisce dans les affaires intérieures de ses partenaires. Bien au contraire, ce pays subit lui-même, comme tous les autres pays en voie de développement, toutes sortes de pressions qui frisent parfois le chantage.

C’est justement la Chine qui ne cesse d’appeler au respect de ce principe, d’où ses revendications de réforme de l’ordre mondial afin de le rendre plus juste et plus équitable, c’est-à-dire plus respectueux des droits et de la souveraineté des nations du monde entier. Ce principe de l’égalité souveraine des États membres est l’un des principes fondamentaux inscrits dans la Charte des Nations unies.

Le fait qu’il soit bafoué par certaines puissances mondiales n’entame en rien sa pertinence et son importance. Les nations éprises de paix et de justice trouveront, j’en suis certain, un grand allié en la Chine pour revendiquer le respect de ce principe noble.

Comment interpréter le discours chinois sur la «coopération gagnant-gagnant» ? La Tunisie en tire-t-elle réellement profit ?

L’expression «coopération gagnant-gagnant» commence à être galvaudée. Certains l’utilisent pour se donner bonne conscience, d’autres l’utilisent pour se convaincre d’avoir fait une bonne affaire. Pour les diplomates qui l’utilisent comme une clause de style dans les discours lénifiants, ils savent que dans toute coopération, chacune des parties gagnent quelque chose. La vraie question est de savoir : que gagne chacune des parties ? Jusque-là, si on fait le bilan de la coopération avec les partenaires classiques, on trouve que c’est eux qui gagnent beaucoup, et beaucoup trop dans la plupart des cas.

Par contre avec la Chine qui, faut-il le reconnaître, ne fait pas de la philanthropie, son gain n’est pas excessif, voire égal à ce que gagnent ses partenaires. Parfois même, dans certaines opérations, la Chine gagne très peu ou rien du tout. L’hôpital construit à Sfax par exemple était un don. L’Académie diplomatique non plus, je pense.

Il ne nous a pas coûté un sou. Le siège de l’Union africaine à Addis-Abeba, une merveille architecturale, était un don à l’Afrique. La Chine investit pour l’avenir dirait-on, certes, mais le fait est là, nous avons tout à gagner de la coopération avec la Chine tant que notre souveraineté n’est pas mise en danger, si danger il y a. 

Et le risque de la dépendance alors ?

Il en est de même de cette question de la dépendance. Dans ce monde globalisé, quel pays ne dépend pas des autres pays du monde ? Qui peut vivre aujourd’hui en complète autarcie et se suffit à lui-même ? Pas même les États-Unis qui ne peuvent se passer des produits chinois, ni la Chine qui ne peut se passer des marchés américain et européen. Nous sommes tous interdépendants. D’ailleurs, ne sommes-nous pas aujourd’hui dépendants de l’Europe ? Pourquoi ne pas être aussi un peu dépendants de la Chine, un peu de l’Inde et un peu de je ne sais quel autre partenaire ? 

La Tunisie reconnaît depuis 1964 le principe d’une seule Chine. Quelle est la portée réelle de cette position aujourd’hui ?

La Tunisie a vu juste dès le départ. L’histoire le prouve. Ce pays a subi tant d’injustices, il a été démembré pour des considérations d’ordre géostratégique qui finiront un jour ou l’autre par changer avec l’évolution des mêmes conditions géopolitiques. La nation chinoise répartie entre la partie continentale et la partie insulaire finira par se rassembler et reconstituer son unité.

Est-il interdit de rêver d’un monde où toutes ces questions de souveraineté sont réglées sans heurts ni guerres loin des interventions néfastes des parties étrangères? C’est sur cette perspective que la Tunisie a misé dès le départ et continue plus que jamais à être attachée au principe de la seule Chine.

Le principe de non-alignement a-t-il encore un sens dans un monde bipolaire sino-américain ?

Je me demande si on peut parler aujourd’hui de monde bipolaire, encore moins sino-américain. C’est vrai que l’ordre international est en pleine mutation. Mais nul ne sait avec certitude si cela mènera à un monde bipolaire, multipolaire, unipolaire ou que l’on se trouverait dans un monde chaotique où c’est la loi du plus fort qui règne.

L’émergence de la Chine en tant que grande puissance mondiale n’en fait pas la seule puissance capable de rivaliser avec les États-Unis et de toutes les façons elle n’en a ni les moyens ni l’ambition dans les conditions actuelles. Son unique ambition pour l’heure, c’est d’introduire plus de justice, d’équité et de rationalité dans la gouvernance mondiale qui ne doit plus rester l’apanage d’une seule puissance qui n’obéit à aucune règle ou principe.

Pour cela, elle s’appuie notamment sur le Sud Global qui partage avec elle les mêmes aspirations. Nous en faisons partie et nous partageons beaucoup de principes avec ce groupe hétéroclite certes, mais il a plusieurs aspirations que nous partageons entièrement. 

Sur ce plan, il n’y a pas lieu pour la Tunisie de dévier par rapport à ses principes de respect de la légalité internationale, de l’égalité souveraine des État. Son alignement sera toujours avec le camp qui respecte ces principes fondamentaux. 

Il reste que notre pays garde des liens spéciaux de caractère stratégique avec ses partenaires classiques. Cela ne l’empêche nullement de diversifier ses alliances et de renforcer ses liens avec d’autres partenaires, notamment au niveau de l’Afrique, qui constitue sa vraie profondeur stratégique, ou des autres puissances mondiales, notamment dans le domaine économique. On parle de plus en plus de «multi-alignement» ou de «pluri-alignement» qui sont des attributs de souveraineté, pour autant que l’on en ait les moyens.

Les investissements chinois en Tunisie restent limités, comparés à d’autres pays africains. À quoi cela tient-il, selon vous ? À la prudence tunisienne ou à un désintérêt relatif de Pékin ?

Ni l’un ni l’autre. Ce qui caractérise la Chine aujourd’hui, notamment sur le plan économique, c’est le gigantisme. Ce sont les marchés de centaines de millions de consommateurs et les projets à plusieurs milliards de dollars qui ont la priorité. N’empêche que la Chine s’est intéressée en Tunisie au port d’Enfidha.

Elle s’est intéressée également au développement du bassin minier de Sra Ouertane, elle a voulu créer en Tunisie une zone économique spéciale, etc. Elle reste encore disposée si je ne me trompe. Elle a également exprimé sa disposition à réaliser le projet de train à grande vitesse. Sans parler du domaine des énergies renouvelables et de l’environnement.

La nouvelle dynamique que nos relations connaissent après la dernière grande visite présidentielle donnent à penser que plusieurs grands projets seront réalisés dans les années à venir par la Chine en Tunisie. Il y a tout lieu de parier qu’à l’horizon 2030, la Chine sera notre premier partenaire dans tous les domaines économiques.

Sur le plan culturel, la Chine multiplie les instituts Confucius et les échanges universitaires. S’agit-il d’une ouverture sincère ou d’un instrument d’influence ?

Le «soft power» constitue l’un des leviers qui permettent à un pays de se hisser au rang de puissance mondiale. La Chine, déjà considérée comme puissance mondiale, essaye de soigner cet aspect aussi important que les autres attributs de puissance. Seulement, à mon avis, elle ne le fait pas dans un esprit hégémonique ou suprémaciste comme certains de ses rivaux.

Elle semble plutôt poursuivre des objectifs mercantiles. Les échanges et la coopération seraient facilités par la connaissance de la langue et de la culture chinoises, sans parler des industries culturelles qui pourraient rapporter gros tels que le cinéma ou la musique. Une meilleure connaissance par le monde de la culture et de la civilisation chinoises est également perçue comme un facteur de paix et de concorde à travers le monde. 

Si vous deviez résumer la position idéale de la Tunisie entre la Chine, les États-Unis et l’Europe en une phrase, quelle serait-elle ?

Notre boussole doit demeurer l’intérêt de la Tunisie avant tout.

Auteur

Mohamed Hedi ABDELLAOUI