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Culture

« Houma, Testostérone » du Théâtre El Hamra : Un spectacle déroutant de Cyrine Gannoun

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  • 21 novembre 19:15
  • 7 min de lecture
« Houma, Testostérone » du Théâtre El Hamra : Un spectacle déroutant de Cyrine Gannoun

Par Pr Lassâad JAMOUSSI

Cyrine Gannoun, rompue à l’art de l’écriture dramatique, rencontre la sensibilité virginale de Hamdi Hadda, artiste photographe et féru de théâtre. Le fruit de cette dramaturgie est une véritable gageure, à la fois surprenante, curieuse, déroutante et, somme toute, parfaitement convaincante.

Cyrine Gannoun signe sa nouvelle mise en scène avec un formidable regain en profondeur esthétique. L’avant-première, donnée devant un parterre enchanté au théâtre El Hamra de Tunis en ce 15 novembre 2025, couronne un an et demi de travail sans relâche d’une équipe de passionnés.

Le texte a été créé à deux mains, deux esprits et deux expériences parallèles. Cyrine Gannoun, rompue à l’art de l’écriture dramatique, rencontre la sensibilité virginale de Hamdi Hadda, artiste photographe et féru de théâtre. Le fruit de cette dramaturgie est une véritable gageure, à la fois surprenante, curieuse, déroutante et, somme toute, parfaitement convaincante.

Le labyrinthe de l’âme

On ne sort pas indemne de ce genre de représentation. Une foule de questions se pressent autour de l’affiche, du titre, des personnages, du parcours croisé d’un duo sur scène, des références picturales et visuelles, des images obsessionnelles, des sens labyrinthiques de la quête, de l’impersonnel, du non identifiable et en même temps de l’ancrage le plus précis dans les systèmes de la mécanique du quotidien.

Autant de questions et plus encore qui ne manquent pas de tenailler le spectateur, qui l’interpellent et le placent face à son propre parcours. C’est la puissance du jeu des deux comédiens qui parvient à créer les circuits de l’identification, bien que le style et la forme de l’œuvre reposent sur plusieurs mécanismes de distanciation.

Horizons d’attente

Le titre de la pièce est déroutant. Dans l’affiche, sur la même surface scripturale, nous avons deux vocables, l’un couché dans l’autre, Houma, en dialectal tunisien, enchâsse le titre en langue française Testostérone. Les couleurs de chacun des deux vocables rappellent vaguement celles des deux silhouettes sur scène, le blanc immaculé de testostérone et l’ocre jaune gris de Houma.

Que viennent faire les hormones stéroïdiennes androgènes dans le corps et surtout dans l’esprit masculin ? Les deux personnages en scène semblent tenter, tout au long du spectacle, d’éclairer nos chandelles sur cette question lancinante. Quant au titre arabe Houma, signifiant «eux», il se réfère à un pluriel masculin indéfini.

S’agit-il du mâle dans tous ses états sous toutes ses coutures, en grossissement microscopique ? La question s’impose, mais contrairement à l’usage général, où le titre d’une pièce de théâtre représente, de prime abord, une clé de lecture, celui-ci établit un horizon d’attente de grande vastitude.

Le plaisir de la réception n’en est que plus augmenté ; notamment grâce à cette énigmatique recherche de sens. Comme dans la tradition du théâtre conceptuel et du théâtre de dérision, qui remonte à Adamov, Ionesco ou Beckett, les co-auteurs et la metteure en scène se jouent de cette composante. Le Sens de cette pièce n’est pas fléché, il n’obéit pas au développement conventionnel d’une situation qui évolue selon des développements particuliers pour se terminer dans un dénouement heureux ou malheureux.

Polysensorialités

Ici nous sommes en présence d’une écriture tour à tour centrifuge et centripète, ouverte à tous les vents et à toutes les directions, multisensorielle et pluridimensionnelle. Les récits, les situations et les présences semblent couler les unes des autres. Elles émergent toutes du familier, du vécu, de certains instantanés sublimes ou grotesques, créant au fil du parcours, les attentes les plus impatientes et les curiosités les plus inassouvies.

Nous sommes portés dans une bulle d’images, d’une opacité onirique, qui, de temps en temps, au gré de l’intensité ou de la réduction des lumières de scène, se précisent où s’évanouissent tour à tour. La magie de la mise en scène opère sans relâche dans ce perpétuel va-et-vient entre la tension et la détente.

Les palettes de couleur et les jeux de formes jouent pleinement leur rôle dans cette création. La scénographie dresse des objets scéniques qui changent de fonction selon leur disposition et leur présence. Un canapé au fond du plateau et deux tabourets sont déplacés par l’un ou l’autre des deux compères. La forme du canapé, selon sa disposition, le transforme en cercueil, en boite à magie, en garde-manger de la mémoire, ou encore en console de jeux d’une autre époque.

A l’ouverture de la pièce, le plateau est quasiment vide. A l’entré du public, une forme illuminée est projetée sur le fond de scène. Une sorte de cyclorama des temps modernes, une structure en lignes verticales et horizontales qui rappelle les formes mystiques du grand peintre Piet Mondrian, trône du début à la fin de la pièce.

Au gré des événements, elle vire, du multicolore au monochrome, pour, en fin de représentation, porter un tableau typique du cinéma des grands duels au révolver. Cette structure est lourde de sens, sept montants verticaux de hauteurs inégales sont, par plans discontinus, reliés par six lignes horizontales. La structure propose quelques petites formes achevées de rectangles ou de presque carrés au milieu et bien plus d’espaces de formes non achevées de géométrie béante au vide sur les bords.

Un jeu de grands maîtres de la scène

Sur la planche, «c’est particulièrement le cas de le dire», deux bêtes de scène, Bahri Rahali et Monaem Chouayet, au jeu d’une rigueur et d’une précision époustouflantes. Une déambulation gestuelle et verbale qui se présente comme un retour au sein maternel, comme une exploration de la grotte intime d’une vie passée sans relief et sans saveur.

Cependant, le spectateur est happé par le déroulement de la pièce, par les saillies, les boutades, les dialogues en forme de questionnaires, les confessions, le déballage des intimités qui saignent et des souvenirs qui font rire, les clins d’œil à des sujets familiers ou à des événements récents. Deux silhouettes à peine différenciées, l’une totalement d’un blanc immaculé, l’autre, virant au gris-sablé, tournent l’une autour de l’autre comme pour découvrir le socle qui pourrait les identifier.

Deux silhouettes impersonnelles, l’une et l’autre, se livrent à un duel malicieux où nous assistons par bribes au vécu du personnage gris, de ses relations, de ses envies frustrés et de ses espérances déçues. Rien de plus ne peut être dit sur cette œuvre sans déflorer le plaisir de la découverte que chaque spectateur pourra expérimenter. A chacun de parcourir les faits et gestes, les musiques et les lumières, les variations des styles de jeu et les pénétrations en profondeur dans l’âme humaine que cette pièce offre généreusement à la rêverie, la songerie et les pensées du public.

L.J.

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Auteur

La Presse