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Culture

« Testostérone » De Cyrine Gannoun : Le théâtre au bout des doigts et à la portée du plaisir

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  • 27 novembre 18:30
  • 9 min de lecture
« Testostérone » De Cyrine Gannoun : Le théâtre au bout des doigts et à la portée du plaisir

Par Majid JALLOULI 

Le samedi 14 novembre 2025 dans une atmosphère tout artistique à « Elhamra », théâtre de tous les arts, Cyrine Gannoun, maîtresse des lieux, a proposé à ses invités sa nouvelle création, « Testostérone ». Texte de Cyrine Gannoun et Hamdi Hadda, jouée par Bahri Rahali et Abdelmonem Chouayet. Une création représentée aux Journées théâtrales de Carthage session 2025, puis à une tournée nationale et internationale.

Un spectacle d’une heure qui commence par un questionnement d’un homme à ce qui paraît être un autre homme lui demandant: qui êtes-vous? La réponse : vous ne me connaissez pas?

Non.

Comment ça non?

Non parce que je n’existe pas, comment est-ce que vous me voyez et me connaissez alors que je n’existe pas?

Le fond : la philosophie du simple et de la gérance du Temps

Les questions et les réponses s’enchaînent dans un flou total sans savoir qui est qui, jusqu’à ce qu’on s’aperçoit, momentanément, que celui qui pose la question est peut-être l’invisible de l’autre. Peut-être, avons-nous, trop vite, conclu que c’est la conscience d’un citoyen simple, qui mène une vie dans toute sa simplicité et qui se confronte à ses doutes.

Mais en avançant dans la pièce on constate que ce citoyen, comme tous ses semblables tunisiens, est mordu, blessé et même envahi par cette conscience. Elle paraît constituer une plaie dans ses rapports avec lui-même,  sa femme, son enfant et toute autre personne attachée à son train de vie. A sa mère, son père qui, en se remémorant la façon dont il a été élevé, de tout cet itinéraire de sa vie subi, retraçant la façon avec laquelle on l’a préparé à la vie et qui était faite de contraintes acceptées, goûtées, senties, refusées et vécues aussi bien agréablement que désagréablement, heureusement que plusieurs fois malheureusement, juste pour faire plaisir à sa mère et à son père,  sans jamais se faire plaisir à lui-même, le ronge à tel point qu’il en souffre le martyre et qu’il a envie d’évacuer avec force et énergie.

Alors, au lieu de la crier cette vie, voire de vomir sa haine vis-à-vis de ceux qui en ont été la cause, il choisit le calme de la compassion et ce n’est qu’en ce moment que le nœud qui lui tord l’estomac se détend pour laisser la place à une douceur nerveuse et un calme vif dans la confrontation.

Nous nous apercevons, tout au long du spectacle, que ce citoyen, au-dessus de tout soupçon, a vécu cette vie comme si elle était destinée aux autres.

Un va-et-vient franc, rude, dur, violent dans l’accusation, doux dans le soutien, s’installe entre ce que nous continuons à penser tout au long du spectacle, un homme simple qui mène une vie qui parait simple, et sa conscience.

L’un se confesse, l’autre accuse et pousse le premier à reconnaître ses erreurs, ses tares, ses faiblesses et même ses incapacités à gérer, plus, à assurer le plus simple. Un rapport de force s’installe.

On a, alors, droit à des confessions émouvantes,  sincères qui nous font revenir à nous-mêmes, témoins de nos souvenirs, à nos incapacités et nos faiblesses semblables aux siens.

Une révolte, dans le calme, se manifeste quand ce qu’on pense être «La conscience» installe un pressing mental et creuse dans la pensée religieuse et politique de ce citoyen qui ne veut pas de la confrontation, et l’accusant de lâcheté politique et de soumission religieuse.

Un échange calme, mais porteur de fureur intérieure, pour se défendre de ces accusations, selon lui, infondées car générées par des circonstances extra-pensives et, au-delà de l’intellect, à  savoir l’économique, le social, le poids des traditions et la situation politique. Le vécu, pense-t-il, contre le réfléchi.

Ce magma intense fusionne à l’intérieur d’une âme blessée qui cherche, non un mea-culpa,  mais une explication à ses déficiences familiales, parentales, relationnelles, sociales, voire intellectuelles, politiques et religieuses à travers le circonstantiel, le vécu, l’historique et aussi, parfois, à travers sa lâcheté,  son laisser-faire, laisser-aller en se souciant peu des conséquences sur son psychique et son mental.

Le théâtre n’est-il pas le monde de La Catharsis, vécu par le personnage puis transmis au spectateur, défini dans la Poétique d’Aristote comme une purgation.

Dès l’entame du spectacle, la question du « Temps » est mise en filigrane.

Je suis là à attendre depuis trois heures, dit l’un.

Non, rétorque l’autre, tu es là depuis cinquante et un ans, trois mois, quatre jours huit heures 5 minutes et trois secondes.

Répétitive ou accompagnée  d’un mouvement de regard ou d’une poursuite lente d’un déplacement du corps sur scène, la ponctuation de la parabole de notre vie dans le cheminement de l’histoire pourrait être en dehors de notre volonté si nous ne la maîtrisons pas d’une manière consciente, programmée et décidée.

Alors, nous risquons de rendre notre vie à la merci de l’autre et de la mettre en dehors de notre volonté. Et ce n’est qu’en ce moment précis  que nous subissons la contrainte de l’immersion de l’autre dans notre vie.

Ainsi, nous nous mettons nous-mêmes dans l’état de vivre en fonction du bon vouloir de l’autre comme l’a fait et l’a raconté notre personnage.

Il s’est laissé guider, à chaque moment crucial de sa vie, une fois par sa mère,  une fois par son père,  une troisième fois par sa femme jusqu’à ce qu’il devienne autre que lui-même tout en le sachant mais aussi ne pouvant rien faire pour se libérer.

Contrôler le Temps est le sujet même de l’objet de la vie dans «Testostérone»

Au-delà de ce que propose la pièce  comme discours soumis à la réflexion, c’est la manière de  traiter ces sujets qui prédomine. C’est une sorte de philosophie, qui présente la simplicité dans le traitement de ce qui nous arrive, comme mode de pensée que Cyrine Gannoun nous propose à la réflexion. Sa façon de voir, de concevoir et de gérer la vie, le Temps et l’histoire.

Il vaudrait mieux être calme et serein quand il s’agit de regarder en face et d’analyser ce qui nous arrive de grave, que ce soit au niveau personnel ou au niveau collectif,  que de s’emballer nerveusement en mobilisant toutes nos «Testostérones» et sévir à l’aveuglette.

Le Jeu : le théâtre retrouve son gestus

Dans « Testostérone », le traitement théâtral, à savoir le support jeu, la scénographie et la mise en scène, attire l’attention du spectateur.

En effet, le jeu est devenu un personnage accompagnant nos deux personnages.

Basé sur la conception brechtienne du jeu épique, le jeu de l’acteur dans «Testostérone» utilise le «gestus» non pour accomplir un acte théâtral, mais pour prononcer un type de rapports sociaux et d’une attitude vis-à-vis d’une problématique donnée, d’un état vécu ou d’une personne contestée ou encore d’un collectif indifférent.

Sublime Abdelmonem Chouayet et superbe Bahri Rahali quant à leurs performances d’acteur. Leurs gestuelles d’expression renvoient aux rapports liant leurs personnages entre eux, entre leurs discours et entre eux-mêmes et l’espace qui les encadre.

Cet espace énigmatique qui ne veut s’annoncer que comme un espace théâtral… avec des éléments de décor qui me paraissaient surdimensionnés et qui encombrent cet «espace» [presque] vide. Dommage, mais c’est le seul bémol du spectacle, défaut par ailleurs ajustable.

Le corps déplacé en ralenti, la main saccadée, le regard gradué, calculant l’avancée dans l’espace pour mesurer la distance spatiale et temporelle des rapports conflictuels ou amicaux dans le récit dramatique. Le jeu de l’acteur point lumineux et brillant du spectacle.

C’est un choix de mise en scène fait par Cyrine Gannoun afin de mieux exprimer le sens du Temps et l’expression du social et du relationnel  porté par des acteurs qui ont saisi le sens même d’une distanciation associant l’émotionnel et le réfléchi.

Emotion forte entretenue scénographiquement par une musique presque psychiatrique référant, dans sa violence, aux westerns américains, concoctée par Hamza Bouchnak,  avec projection d’images vidéo de film et illustrées en jeu de rôle par les acteurs annonçant ainsi aux spectateurs qu’ils se sont égarés en croyant suivre un récit d’une rencontre, au gré du hasard, de deux citoyens ordinaires…

Je ne dirais pas plus, allez voir la pièce, vous y trouveriez un grand plaisir et découvrirez une âme errante, mais bien installée dans son fauteuil…

«Testostérone » est un spectacle théâtral qui ferme les portes aux traitement agressifs, préalablement annoncés, directement mis en avant, grossièrement agencés et violemment exprimés, des problèmes politiques qui secouent le pays depuis 2011, mais c’est en même temps un spectacle où tout est dit à travers actes et situations avec finesse et intelligence.

Un moment émouvant de la soirée, hors spectacle, quand Cyrine, en hommage à son ami Mourad Zguidi, regrette son absence, dit-elle, lui qui ne rate jamais une première à Elhamra, depuis qu’elle le connaît. Elle regrette qu’il soit là où il est et pas dans la salle avec ses autres invités.

M.J.

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Auteur

La Presse