Tribune : Replacer la réalité économique au cœur du système fiscal
L’impôt est l’instrument de prédilection de financement de l’État et l’outil de mise en œuvre de la solidarité nationale. Si les règles qui le fondent et le régissent sont bien élaborées et son application judicieuse bien encadrée, un lien de confiance mutuel est ancré et l’impôt n’aura aucun mal à être librement consenti par le contribuable et facilement collecté par l’administration.
Cependant et pour plusieurs considérations, cet équilibre se trouve parfois rompu aux dépens des contribuables. Il arrive en effet que le système se désolidarise de la réalité économique des assujettis et donne lieu à certaines dérives qu’il y a lieu d’endiguer pour une reprise économique rapide du pays.
1. Les aberrations du fait générateur
La législation fiscale tunisienne permet de taxer des revenus que le contribuable n’a ni réalisés ni encaissés. C’est notamment le cas de la TVA : un assujetti peut être tenu de la reverser même s’il ne l’a jamais collectée auprès de ses clients.
Pire : le défaut de paiement peut mener à des sanctions pénales, y compris la prison, peu importe que le contribuable ait ou non les moyens de s’en acquitter.
Même logique pour l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur les sociétés : des montants sont calculés sur la base de bénéfices purement théoriques, et ce, en contradiction flagrante avec la jurisprudence qui rappelle que l’impôt doit reposer sur la réalité économique et que la TVA a un caractère strictement pécuniaire.
2. Dérives des méthodes de contrôle
À cette injustice légale s’ajoute l’arbitraire des pratiques de contrôle fiscal : extrapolations abusives, présomptions non prouvées, absence de justification méthodologique…
Autant de méthodes qui placent trop souvent le contribuable dans l’impossibilité de se défendre.
Les tribunaux tunisiens ont déjà annulé à plusieurs reprises ce type de redressements pour manque de preuves concrètes, mais ces décisions restent sans effet sur les habitudes de l’administration.
3. Des conséquences économiques visibles et ignorées
Les créances fiscales que traînent les receveurs des finances, impossibles à recouvrer et les entreprises qui disparaissent après un redressement écrasant sont des indicateurs alarmants de l’iniquité de notre système fiscal.Pourtant, aucun travail sérieux d’analyse n’est entrepris sur ces dossiers irrécouvrables : ni études, ni rapports, ni volonté d’en tirer des leçons pour les réformes futures.
Résultat : les injustices se répètent d’année en année, nourries par la faiblesse des garanties offertes aux contribuables et par un laisser-aller des autorités. Sous prétexte de préserver l’équilibre budgétaire, on ferme les yeux sur les dérives et on alimente un cercle vicieux de méfiance et de dégradation du tissu économique.
4. Une mentalité administrative figée, même en temps de crise
L’ignorance des conditions réelles des contribuables et de leur capacité de paiement semble profondément enracinée.
Pendant la période du Covid-19, alors que le confinement paralysait le pays et que les revenus chutaient brutalement, l’administration fiscale a continué à exiger des déclarations et paiements fiscaux dans les délais habituels. Aucune suspension réelle, aucun geste d’adaptation : comme si la crise sanitaire n’avait aucune incidence sur la capacité de payer l’impôt.
5. La ponction des trésoreries par les retenues à la source
Le système fiscal tunisien a aussi trouvé le moyen de puiser directement dans les réserves financières des entreprises en augmentant les retenues à la source. Présentée comme un outil pour sécuriser les recettes et maintenir l’équilibre budgétaire, cette pratique a conduit à un excès de perception qui dépasse parfois largement l’impôt réellement dû sur les revenus et bénéfices imposables.
En conséquence, l’État se retrouve redevable d’impôts trop perçus… mais tarde à les restituer. Les délais de remboursement, déjà longs, ne cessent de s’allonger, transformant ces trop-perçus en une forme de financement forcé et non consenti des finances publiques.
Le système fiscal tunisien ne pourra être crédible que s’il commence par revoir son fait générateur, encadrer strictement les méthodes de contrôle, renforcer les garanties du contribuable, réguler les retenues à la source, et, surtout, replacer la réalité économique au cœur de la règle fiscale.
Car un impôt juste ne se mesure pas seulement au taux qu’il applique, mais à la justice avec laquelle il est établi, recouvré… et accepté par ceux qui le paient.