Le sort de l’Hôtel du Lac, véritable icône architecturale de Tunis, divise profondément. Classé parmi les constructions les plus audacieuses de son époque, ce bâtiment « inversé » suscite aujourd’hui un débat houleux entre préservation patrimoniale et modernisation urbaine, alors qu’une autorisation de démolition vient d’être délivrée.
La Presse —Dimanche matin, à Tunis, deux étudiants munis d’un appareil photos tentent tant bien que mal de prendre des clichés de l’Hôtel du Lac, les derniers, peut-être. «Alors ? Ils vont le démolir ou pas ?», leur lance gentiment un passant. «Je ne sais pas, mais moi je ne veux pas qu’il disparaisse», lui rétorque l’un des deux étudiants. «Quelle serait alors la solution selon toi ?» … «Je ne sais pas ! », répond l’étudiant désabusé, après quelques secondes de réflexion.
Un monument qui intrigue depuis 1972
C’est en fait ce qui semble être la question centrale sur ce qui est considéré comme un monument architectural unique du centre-ville de Tunis. Que va-t-on en faire ? La question n’est pas nouvelle, elle se pose de manière sporadique de temps en temps, sans qu’une réponse ne soit fournie, mais le débat se termine par le maintien du statu quo.
Colosse et imposant, l’Hôtel du Lac fait partie du paysage de telle sorte que vous ne pouvez pas le rater, ni imaginer Tunis sans lui, un peu comme un proche centenaire à l’agonie dont vous appréhendez le départ. Avec son architecture audacieuse en forme de pyramide inversée, il incarne une page de l’histoire urbaine de la capitale et contribue à son identité touristique, attirant curieux, architectes et visiteurs fascinés par son design unique.
Dans les ouvrages spécialisés, on apprend que l’Hôtel du Lac a été inauguré en 1972, et conçu par l’architecte italien Raffaele Contigiani et l’ingénieur Albert Nerap. Avec ses dix étages qui semblent s’élargir à mesure qu’ils s’élèvent, il a longtemps fasciné et intrigué les observateurs. Un immeuble inversé ? Une pyramide renversée ? Comment il tient debout ? Le bâtiment interroge.
Architecture fantaisiste, chaque étage est construit en porte-à-faux, c’est-à-dire qu’il déborde de 2,40 mètres sur le précédent, des deux côtés du bâtiment, donnant vraiment l’unique impression d’un bâtiment en déséquilibre, une sorte de Tour de Pise tunisienne. Les escaliers de secours, eux aussi en surplomb, accentuent cette impression d’équilibre fragile. Pourtant, l’ensemble repose sur une ingénierie extrêmement rigoureuse.
Selon l’ouvrage collectif allemand « Stahlbauatlas » (« Structure acier – Bâtiments à étages » en français), le bâtiment est « révolutionnaire » par sa structure métallique et son ingénieux système de contreventement, qui, grâce à un jeu de dalles, de poutres et de poteaux obliques, parvenait à absorber et redistribuer les effets du vent ou l’asymétrie des charges.
Un feuilleton juridique
Dans un post sur les réseaux sociaux, l’association « Édifices et Mémoires » retrace la polémique autour de l’Hôtel du Lac. Elle y explique notamment qu’en 2010, l’édifice est vendu à une société étrangère, la « Libyan Investment Company ».
Or, « lors de son enregistrement auprès de l’administration fiscale, les taxes ont été payées comme s’il s’agissait d’un terrain nu, alors que nous savons bien qu’il ne s’agit pas d’un terrain nu ! ». L’accord tacite était alors que le bâtiment soit démoli, mais, finalement, l’investisseur étranger n’a déposé sa demande de démolition qu’en 2020. Toujours selon la même association, l’accord de principe n’était plus valable et en 2020 l’association « Edifices et Mémoires » dépose une demande de protection de l’Hôtel du Lac qu’elle renouvelle en 2021.
Durant cette même année, justement, une expertise de l’Institut national du patrimoine arrive à la conclusion que le bâtiment n’est pas une menace et que sa restauration est bien possible. Entre temps, l’investisseur, propriétaire du terrain, réitère sa demande de démolir l’édifice, mais il est rattrapé par « un arrêté de protection provisoire émis pour l’Hôtel du Lac », en août 2022.
Mais en février 2025, coup de théâtre ! L’arrêté de protection provisoire est retiré et la Commission des permis de construire se réunit et délivre une autorisation de démolition sans obligation de reconstruction. Si les défenseurs de la préservation de l’hôtel du Lac donnent de la voix sur les réseaux sociaux, il ne faut surtout pas croire que la question fait l’unanimité.
Certains observateurs n’hésitent pas à aller dans le sens d’une sorte de modernisation de la capitale qui passerait entre autres par la démolition de l’ancien et l’édification du nouveau. «Je soutiens fermement la démolition de l’Hôtel du Lac et son remplacement par un complexe immobilier au design moderne. J’appuie le renouvellement de tout ce qui rompt avec un style ancien devenu vétuste, vieilli, et qui donne l’impression que le temps s’est figé dans cette région », écrit par exemple le journaliste Ali Guesmi.
Alors que les défenseurs de l’édifice voient dans l’Hôtel du Lac un symbole identitaire et une mémoire architecturale qu’il faut absolument préserver, d’autres le considèrent comme une ruine inutile, frein à la modernisation et à l’investissement touristique.