L’intelligence artificielle au cœur du Caire expérimental: Débats esthétiques et responsabilité de la scène
De notre envoyée spéciale au Caire Asma DRISSI
Entre fascination et inquiétude, transformer cette technologie en expérience sensible et critique, interroger ses promesses et ses menaces et rappeler, face aux machines, la valeur irremplaçable du regard humain.
La Presse — La table ronde intitulée «Théâtre et intelligence artificielle » qui a eu lieu au festival international du Théâtre expérimental du Caire a ouvert de nouvelles perspectives sur les liens entre art et technologie. Modérée par le chercheur marocain Dr Khalid Amine, elle a réuni trois spécialistes allemands : Thorsten Jost (Université libre de Berlin), Thomas Irmer (auteur et critique), et Albert Lang (professeur en design et systèmes technologiques).
En ouverture, le modérateur Khalid Amine a rappelé les propos de Geoffrey Hinton, l’un des pères fondateurs de l’IA, lors de son discours de réception du prix Nobel 2024 : «Le danger n’est pas seulement celui des algorithmes biaisés, mais celui, existentiel, d’entités numériques plus intelligentes que nous, guidées non par la sécurité civilisationnelle mais par la logique du profit».
Pour Amine, cette alerte déplace le débat du simple usage scénique des technologies vers la mission fondamentale du théâtre : être le lieu où l’humanité met en scène ses peurs interroge sa propre arrogance et explore ses dilemmes éthiques. «Le théâtre, dit-il, ne doit pas seulement utiliser l’IA, mais assumer le rôle de conscience critique, miroir des dérives et forger le regard collectif sur l’avenir».
Thorsten Jost : « Le théâtre rend les algorithmes visibles »
Prenant la parole, Thorsten Jost a présenté sa recherche sur ce qu’il nomme « l’expérience algorithmique ». Selon lui, les études critiques se sont trop longtemps enfermées dans l’image du « black box », qui réduit les algorithmes à des entités opaques et autonomes. Or, explique-t-il, « une approche contextuelle révèle que les algorithmes ne sont pas de simples outils, mais des phénomènes relationnels qui apparaissent dans l’interaction humaine, technique et sociale ». De là, Jost propose le concept de « vision algorithmique »: une expérience vécue qui engage le corps, l’émotion et la culture, et qui devient observable sur scène. Le théâtre, en mettant en lumière ces mécanismes, transforme l’invisible en palpable et donne au public la possibilité d’éprouver concrètement ce qui, d’ordinaire, reste abstrait.
Thomas Irmer : « L’IA ne se limite pas à la création »
Le critique Thomas Irmer a, lui, mis en perspective la situation allemande : « Après la pandémie, quelques tentatives d’écriture assistée par IA ont vu le jour, mais ce n’est que récemment que le débat s’est intensifié. Et l’évidence s’impose : l’IA ne se cantonne pas au processus créatif, elle investit aussi l’organisation, la gestion et même la promotion du théâtre». S’il rappelle que le théâtre allemand a toujours su intégrer les technologies — à l’instar de l’usage de la vidéo —, il constate que l’IA suscite plus de méfiance, notamment lorsqu’elle touche à la création originale et aux questions de propriété intellectuelle. Il cite en exemple Futur4, production du collectif Rimini Protokoll, comme l’une des premières expériences significatives.
Albert Lang : «Le théâtre, un laboratoire pour penser la technologie»
Enfin, Albert Lang a replacé le théâtre dans sa fonction historique : celle d’un espace où s’élaborent les représentations des évolutions sociales et techniques. « En travaillant avec l’IA, le théâtre montre que ces technologies ne sont pas neutres, mais des pratiques collectives, incarnées et politiques », affirme-t-il.
À travers des études de cas où humains, algorithmes et robots se rencontrent sur scène, Lang observe comment l’expérience théâtrale permet de questionner la transparence, les logiques économiques de la donnée et les rapports de pouvoir. Pour lui, « le théâtre et l’IA partagent une même essence collaborative : leur fonctionnement repose sur l’interaction et le collectif ».
De ces échanges, une conviction émerge : le théâtre n’est pas seulement un utilisateur de l’intelligence artificielle, mais un acteur clé dans sa mise en débat. Entre fascination et inquiétude, il peut transformer cette technologie en expérience sensible et critique, interroger ses promesses et ses menaces, et rappeler, face aux machines, la valeur irremplaçable du regard humain.