Aytaç Doğan à La Presse : « Le kanun peut s’intégrer dans tous les genres musicaux »
Le virtuose turc Aytaç Doğan était récemment en Tunisie pour un concert organisé sous le patronage de l’ambassade de la République de Turquie, en partenariat avec le ministère tunisien des Affaires culturelles. Devant une salle comble, il a offert au public un répertoire éclectique. Nous l’avons rencontré à cette occasion. Il nous a accordé cet entretien.
La Presse — Vous êtes célèbre pour votre maîtrise du kanun, un instrument traditionnel emblématique de la musique turque. Comment êtes-vous parvenu à lui apporter une touche de modernité ?
En fait, je ne joue pas de musique turque traditionnelle. On a souvent tendance à me présenter ainsi, surtout à l’étranger. Je tiens toujours à rectifier que je suis turc, bien sûr, mais mon jeu ne correspond pas à la tradition musicale de mon pays. Je pratique une musique orientale plus générale, mais aussi le jazz, la musique classique, les musiques du monde…
Mon répertoire va donc bien au-delà de la musique traditionnelle. Et puis, contrairement aux idées reçues, le kanun peut s’intégrer dans tous les genres musicaux. C’est un instrument avec un énorme potentiel comme le piano ou la guitare. Il trouve sa place dans tous les styles. Pourquoi vouloir le limiter à un répertoire bien cerné?
Aujourd’hui, on voit le kanun accompagner des DJ ou s’intégrer à la musique électronique. Ne pensez-vous pas que ce mélange dénature l’instrument ?
Au contraire, j’apprécie beaucoup ce que ces artistes font. Ce débat existe aussi en Turquie. À chaque temps, ses tendances musicales.
Pour moi, l’essentiel est que le musicien soit heureux dans ce qu’il fait, qu’il le fasse bien et que le public y trouve du plaisir. J’encourage toute forme de nouveauté. Il faut savoir s’adapter et évoluer.
Dans vos concerts, il n’y a pas de chanteurs. Comment parvenez-vous à attirer un large public uniquement avec de la musique instrumentale ?
C’est un choix que j’assume, même si cela complique un peu les choses. Lorsqu’on annonce un concert, la première question que l’on pose est : qui va chanter ? C’est pareil partout dans le monde. Cela exige de notre part un effort supplémentaire, car il faut réussir à capter l’attention du public sans l’appui d’une voix.
Mais lorsque le travail est mené avec soin et que la qualité est au rendez-vous, le public répond présent. Il vient réellement pour écouter la musique, pour se laisser porter par les instruments même en l’absence de chant. Je mise aussi sur la participation des spectateurs. Ils nous accompagnent en chœur pendant que nous jouons certains morceaux.
Les Tunisiens, d’après mon expérience, chantent remarquablement bien, notamment les répertoires d’Oum Kalthoum ou d’Abdelwahab. Lors de mes précédents concerts, j’ai même joué des chansons de Najat Essaghira ou d’Angham… J’ai trouvé que les spectateurs en maîtrisent les paroles et les mélodies par cœur, ce qui crée une ambiance exceptionnelle. Les Tunisiens sont ouverts à des répertoires très variés ce qui est rare. Ils s’y connaissent vraiment en bonne musique.
De plus en plus de musiciens utilisent des outils électroniques et même l’intelligence artificielle pour créer ou accompagner des morceaux. Est-ce une menace pour les musiciens ?
Les temps ont changé et cette pratique s’est tellement répandue qu’on se demande ce qui nous attend. L’IA peut produire de la musique, mais elle ne pourra jamais égaler le naturel. Le rendu n’est pas le même. C’est sans âme, sans émotion. Cela peut plaire au public, mais l’oreille d’un musicien perçoit immédiatement la différence.
Vous avez atteint une renommée internationale, ce qui reste rare dans le domaine de musique instrumentale. Quels conseils donneriez-vous à ceux qui souhaitent suivre le même parcours?
Il faut du talent. C’est quelque chose d’inné, mais qui se travaille dès l’enfance. C’est ce qui explique pourquoi certains musiciens accomplissent en trois mois ce que d’autres ne parviennent pas à faire en trente ans. J’ai un petit-fils, qui s’appelle Aytaç comme moi et qui maîtrise déjà remarquablement le kanun, alors qu’il n’a que sept ans.
Je suis convaincu qu’une part d’hérédité entre en jeu. J’ai d’ailleurs promis à sa mère de suivre personnellement son apprentissage. Le deuxième point essentiel est un travail acharné. Il faut s’imprégner de la musique, écouter tous les genres, les jouer, jusqu’à ce que les notes ne soient plus seulement entendues, mais ressenties traversant tout le corps.
Et, je crois toujours qu’une part du succès tient à la chance. Ça vaut pour moi aussi.
