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Beït Al-Hikma – Colloque sur le thème «Sciences mathématiques et société» : Réconcilier la société avec les mathématiques

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  • 14 décembre 17:45
  • 9 min de lecture
Beït Al-Hikma – Colloque sur le thème «Sciences mathématiques et société» : Réconcilier la société avec les mathématiques

Un colloque consacré au thème «Sciences mathématiques et société» s’est tenu jeudi et vendredi à l’Académie Beït Al-Hikma, réunissant d’éminents professeurs et chercheurs tunisiens et algériens.

Les intervenants ont dressé un état des lieux préoccupant de l’enseignement et de la recherche en mathématiques dans les deux pays, tout en analysant les enjeux, les défis et les perspectives de cette discipline stratégique.

La Presse — La rencontre a également été l’occasion d’explorer les pistes permettant de réconcilier les jeunes avec les mathématiques, de rappeler leur rôle central dans la formation scientifique et le développement des technologies informatiques, et de discuter des moyens de démocratiser leur accès pour en faire un levier de progrès et d’innovation.

Dans son mot inaugural, le président de l’Académie, le professeur Mahmoud Ben Romdhane, a salué la qualité exceptionnelle des intervenants, parmi lesquels figurent plusieurs membres de l’Académie algérienne des sciences et technologies.

Il a affirmé une ambition forte visant à instaurer un véritable dialogue tuniso-algérien, qui pose les jalons d’une première étape vers un dialogue maghrébin structurant, capable de replacer les mathématiques au cœur des politiques scientifiques, économiques et sociales de la région.

Les mathématiques en Tunisie : enjeux, défis et perspectives 

Le professeur Ali Baklouti a souligné que les mathématiques constituent un véritable projet d’avenir et un pilier des sociétés modernes.

Langage universel, elles sont au cœur du numérique, de l’intelligence artificielle et de secteurs clés comme l’ingénierie, la santé, l’économie, la cybersécurité et l’agriculture, où les modèles mathématiques améliorent la productivité, la durabilité et la gestion des ressources.

Il a toutefois alerté sur plusieurs défis majeurs dont le recul des effectifs dans les filières mathématiques, la désaffection des meilleurs étudiants, le faible soutien aux olympiades, la fuite des compétences, la fragmentation des parcours et la perception des mathématiques comme discipline difficile.

Les résultats faibles au classement Pisa et le léger recul dans certains classements universitaires internationaux illustrent ces lacunes.

Face aux risques d’inaction, il appelle à une relance fondée sur la modernisation de l’enseignement, le soutien aux talents et aux compétitions scientifiques, la création d’un centre national d’excellence et la revalorisation des carrières.

Malgré les difficultés, il estime que la Tunisie dispose du potentiel nécessaire pour renforcer son rôle dans la recherche et l’innovation.

De son côté, le professeur Abderrazak Karoui considère que l’enseignement des mathématiques au niveau secondaire traverse aujourd’hui une période préoccupante, marquée par une baisse notable de l’intérêt des élèves.

Selon lui, beaucoup perçoivent cette discipline comme difficile, abstraite, source de stress, et évitent ainsi la filière mathématiques.

Parallèlement, les jeunes chercheurs doivent évoluer dans un environnement profondément transformé par l’intelligence artificielle. L’IA ne se limite pas à offrir de nouveaux outils. 

Elle impose des exigences accrues et requiert des compétences plus diversifiées. Ces évolutions montrent qu’il devient urgent de repenser à la fois l’enseignement et la recherche en mathématiques, afin de restaurer la confiance des élèves et de soutenir les jeunes chercheurs à l’ère de l’IA.

Sortir de la tour d’ivoire : un impératif pour les mathématiciens

Intervenant sur le thème «Démocratisons les mathématiques», le professeur Mohamed Jaoua a présenté une série de pistes visant à revitaliser la recherche et l’enseignement dans ce domaine.

Il a plaidé pour une meilleure insertion dans les dynamiques internationales, notamment à travers la participation aux classements et évaluations de référence, un renforcement durable des financements et le soutien aux projets de recherche.

Il a également insisté sur l’élargissement de l’accès aux ressources scientifiques et aux logiciels spécialisés, l’augmentation des postes postdoctoraux et le développement de partenariats avec le secteur privé.

Ce plaidoyer s’appuie sur un constat critique. Selon lui, la recherche en mathématiques reste freinée par des infrastructures insuffisantes, un accès restreint aux bases de données internationales, une coordination limitée entre institutions et un manque de moyens humains et matériels.

À cela s’ajoute un fonctionnement académique encore trop cloisonné, peu favorable aux synergies entre universités, centres de recherche, institutions publiques et acteurs économiques.

Au-delà du champ académique, le professeur Jaoua a mis en lumière un déséquilibre plus profond entre les mathématiques et la société.

Alors que l’intelligence artificielle, qui en dépend étroitement, s’impose dans tous les secteurs, la discipline perd du terrain dans l’enseignement et la culture générale.

Pour répondre à cet enjeu stratégique, il appelle à une réforme pédagogique ambitieuse, inspirée d’expériences internationales réussies comme celle de Singapour, afin de rendre les compétences mathématiques essentielles accessibles au plus grand nombre et de faire des mathématiques un levier central du développement et de l’avenir de la Tunisie.

À la question «Quelle importance revêt ce colloque pour les mathématiciens ?», posée par notre journal La Presse, le professeur Mohamed Jaoua a souligné que ce colloque représente une importance capitale, dans la mesure où il peut contribuer à les sortir de leur ghetto.

«Aujourd’hui, les mathématiques ne peuvent plus rester l’apanage d’une élite. Toute l’économie du futur repose sur des outils mathématiques: les données, l’IA, les statistiques… Autant d’outils que chacun doit maîtriser, peu ou prou, pour trouver sa place dans la société».

Selon lui, «le rôle des mathématiciens n’est donc pas seulement de se reproduire elles-mêmes.

Il consiste aussi à mettre cette science fondamentale pour l’économie à la portée de tous les acteurs économiques. Cela passe d’abord par une prise de conscience.

Les mathématiciens ne doivent pas rester dans leur petit nuage, mais s’immerger dans la société et être présents dans toutes ses activités».

L’avenir des maths en Tunisie sera-t-il radieux ?

Le professeur Raouf Laroussi s’interroge d’abord sur l’avenir des mathématiques en Tunisie à l’heure où l’intelligence artificielle occupe une place croissante.

Si l’IA progresse rapidement, il rappelle que les avancées technologiques reposent toujours sur des fondations mathématiques solides. Les grands modèles d’IA ne fonctionnent que grâce à des théories mathématiques avancées.

Ainsi, malgré la démocratisation des outils techniques, la maîtrise de mathématiques de haut niveau demeure indispensable pour l’innovation, et le besoin d’une élite mathématique reste crucial dans tous les secteurs, bien au-delà de l’IA.

Le second point d’alerte concerne l’état des lieux en Tunisie. Le constat est inquiétant car la proportion d’élèves inscrits en section mathématiques est passée de 13 % en 2014 à seulement 5,4 % en 2025, compromettant à terme la qualité de la formation supérieure et de la recherche.

Cette chute s’explique par une orientation universitaire peu favorable, une perception négative des mathématiques, et une organisation pédagogique qui peine à attirer les élèves.

Cette contraction de la base menace la capacité du pays à former une nouvelle génération d’excellence et crée un cercle vicieux où les talents potentiels se détournent des mathématiques.

Pour redresser la situation, le professeur Laroussi propose une action progressive qui consiste à revaloriser rapidement la filière mathématiques, réformer ensuite les méthodes d’enseignement en s’inspirant de modèles efficaces, puis engager à long terme une refonte globale du système afin de dépasser les clivages entre filières.

Malgré les difficultés, il se montre confiant, estimant que la Tunisie dispose d’une tradition et de talents capables d’assurer un avenir prometteur aux mathématiques.

Comment réconcilier les jeunes avec les maths ?

C’est la question sur laquelle s’est penché le professeur Mohamed Ali Jendoubi. Versant dans l’optimisme, il explique qu’on a une très belle école en Tunisie et qu’i faut faire tout par la garder.

On a une tradition de rigueur scientifique, un très bon capital humain et des mathématiciens reconnus nationalement et internationalement et un vivier d’élèves talentueux. 

Tenez-vous bien, selon l’Unesco (statistiques publiées en 2021), on est deuxième mondialement pour la proportion de diplômés en ingénierie et sciences avec 37,9% des diplômés de l’enseignement supérieur dans ces filières de la science, technologie, ingénierie et mathématiques,  derrière la Malaisie (43,5%).

Pour les défis, il expose la langue, une pédagogie trop axée sur la mémorisation, aux dépens de l’intuition et l’expérimentation, des programmes trop denses, inégalités entre les établissements publics et privés, une formation initiale et continue insuffisante.

Ce qui est grave, certains professeurs disent à l’élève que les mathématiques ne servent à rien !

Malgré la qualité reconnue de l’école tunisienne, les résultats Pisa révèlent des lacunes, notamment en matière de modélisation.

S’inspirant de l’exemple de Singapour, l’intervenant appelle à une réforme urgente visant à rendre les mathématiques attractives, à intégrer le numérique, à moderniser les pratiques pédagogiques et à renforcer les liens entre école, université et recherche, tout en préservant l’ascenseur social.

Il préconise également la création de masters professionnels pour la formation des enseignants et insiste sur une réforme centrée sur le recrutement, la formation continue, des programmes repensés et des manuels de qualité.

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Auteur

Samir DRIDI