Majdi Lakhdar compose un documentaire éclaté, croisant trajectoires intimes et univers contrastés pour interroger, par fragments, la Tunisie comme espace de coexistence et de multiculturalisme.
La Presse — Les Journées cinématographiques de Carthage ont démarré le samedi 13 décembre. Neuf films tunisiens sont au programme de la compétition officielle, dont trois longs métrages documentaires. Le premier à être projeté est Para-dis du jeune réalisateur Majdi Lakhdar.
Trois récits disparates
Ce film d’environ 80 minutes est produit par Dirt Sounds and Pictures Poductions avec le soutien du Cnci et le ministère des Affaires culturelles. Il s’articule autour de trois axes principaux. Le premier suit Ibrahim Kaita, un étudiant malien installé en Tunisie depuis trois ans afin d’y achever sa licence en cinéma. Sa vie oscille entre les coutumes de son village natal qui sont encore profondément ancrées en lui et un mode d’existence à la tunisienne. À travers quelques scènes de son quotidien, il se confie sur les difficultés auxquelles il fait face en tant qu’Africain subsaharien résidant légalement dans le pays, mais subissant néanmoins les conséquences du flux migratoire irrégulier. Problèmes de location de logement, regards stigmatisants… Tant de périples compliquent son séjour. Le passage le plus marquant reste certainement le lien singulier qu’il entretient avec Sidi Mahrez qu’il a pris l’habitude de visiter dans son mausolée. En parallèle, le film s’intéresse à un groupe de jeunes Tunisiens ayant fondé un club de cosplay où ils incarnent des personnages de mangas et d’animes. Leur activité favorite consiste alors à reproduire les costumes, les maquillages, les coiffures et même les attitudes de ces icones qu’ils vénèrent.
Cette passion immersive les conduit parfois à adopter certaines croyances populaires ailleurs mais qui nous sont complètement déconcertantes comme la recherche des yōkai des esprits malfaisants censés s’incarner dans la nature. Le documentaire nous entraîne ainsi dans un univers peuplé de kitsune et de figures emblématiques admirées par les cosplayers. Des détails insolites sont à découvrir derrière ce foisonnement extravagant de formes et de couleurs. Enfin, le réalisateur brosse le portrait d’Om Mariem, une femme qui a choisi de porter le niqab depuis plusieurs années. En dépit des idées reçues nourries par les conflits armés et l’extrémisme religieux, elle conserve une joie de vivre sincère et savoure des bonheurs simples. Ces trois univers hétérogènes se déploient donc de manière alternée tout au long du film. Quel en est le point commun ? L’hypothèse qui semble plus plausible est la Tunisie comme terre de multiculturalisme et de vivre-ensemble.
Un film né d’un besoin irrépressible de créer
Avant la projection, le réalisateur a raconté au public la genèse de ce documentaire. «Je voulais faire un film, mais je ne savais pas quel en serait le thème. L’idée, le processus et film ont avancé en parallèle. Je m’estime chanceux d’avoir pu le finir en deux ans seulement». Aurait-il été mieux de patienter jusqu’à l’élan créatif, laisser venir l’inspiration plutôt que de la forcer ?
«Para-dis» est filmé de manière à nous faire sentir constamment la présence du documentariste en intermédiaire entre le spectateur et les personnages. On l’écoute en effet poser des questions en vue de recueillir des réponses spontanées, bien que ce ne soit pas forcément les interrogations du public face à ces profils.
On sent la main qui tient la caméra trembler en suivant les protagonistes, pour accentuer cet effet de spontanéité peut-être ? Il y a des pauses au niveau de la vidéo alors que le son se poursuit. On avait cru au début du film à des aléas techniques avant de se rendre compte que c’est un arrêt sur images. Le rythme par lequel avance le documentaire et la transition entre les trois univers ne parviennent pas à mobiliser l’attention. Un tempo sans reliefs décelables. Il n’y a pas d’accroche, cette force d’attraction qui devrait retenir l’attention tout au long des 80 minutes. Le film a fini comme il a débuté, sur le même rythme linéaire. D’ailleurs, le public a commencé à quitter la salle dès le premier quart d’heure.
Une organisation décevante
Lors des JCC, une large palette de films est proposée. En parallèle, en dehors du programme des JCC, les salles de cinéma offrent en continu une multitude de films tunisiens et étrangers qui répondent à tous les goûts. Un public qui choisit de faire le déplacement en dépit des caprices de la météo pour meubler sa soirée par un documentaire tunisien est certainement un public averti et cultivé. En effet, on sait que les longs métrages documentaires ont peu de chances de sortir dans les salles et ne sont généralement projetés que lors des grandes manifestations culturelles. Or, arrivés sur place, on se heurte à une première déception. Les dix premières rangées sont réservées.
On empêche les spectateurs de s’y mettre et on les oblige à se concentrer au fond de la salle du Théâtre des Régions. Ce n’est que quelques minutes avant l’heure de démarrage prévue de la séance de projection qu’on permet aux spectateurs d’occuper ces sièges comme ils sont restés pour la plupart vides. Pourquoi ce traitement de deux poids, deux mesures que l’on inflige à ceux dont le tort est de venir en premiers ?
L’équipe du film est montée sur scène avant la projection, sous les applaudissements du public. Ils se sont présentés et puis nous ont annoncé que le débat aura lieu le lendemain matin. Encore une déception ! On est d’habitude impatients à poser des questions aux créateurs de l’œuvre. C’est en effet l’interaction des cinéphiles avec les professionnels qui distingue les grandes manifestations culturelles des projections ordinaires en salles.
Demander au public de revenir pour une séance de débat est un vrai frein à l’enthousiasme qui ne peut que laisser un goût frustrant. Le réalisateur aurait pu profiter de la foule restée jusqu’à la fin pour s’exprimer davantage sur les choix artistiques et le message qu’il souhaitait transmettre. Le nombre de ceux qui seront de retour le lendemain est certainement restreint par rapport à la large audience de la soirée. Les JCC se poursuivent jusqu’au samedi 20 décembre. En plus des salles de la Cité de la culture, de nombreux autres cinémas accueillent des projections en sélection officielle ou en marge de la compétition, souvent en présence de l’équipe des films. Une occasion à ne pas rater de découvrir des œuvres venues de nombreux horizons et cultures à un tarif réduit et dans une ambiance d’exception.
Amal BOU OUNI