Atelier maghrébin à Tunis : La Méditerranée sous pression : Quand la science alerte
Mer semi-fermée, carrefour de civilisations et de biodiversité, la Méditerranée concentre aujourd’hui des enjeux écologiques disproportionnés par rapport à sa taille.
Pollution, réchauffement accéléré, surpêche, urbanisation anarchique et pressions touristiques en font l’un des espaces marins les plus fragilisés au monde.
Face à cette accumulation de crises, une certitude s’impose : la connaissance scientifique ne suffit plus si elle ne trouve pas d’écho dans l’espace public.
C’est précisément à l’interface entre science, décision et opinion que se sont retrouvés à Tunis chercheurs, experts et journalistes environnementaux du Maghreb, à l’occasion d’un atelier régional consacré à la protection de la Méditerranée et à la gestion durable de ses ressources.
Africa 21 : relier multilatéralisme, expertise et médias
Cet atelier régional, organisé du 10 au 12 décembre courant, par Africa 21 (ONG basée à Genève), en partenariat avec le Pamts et le Forum national de l’adaptation aux changements climatiques (Faac), s’inscrit dans une dynamique de renforcement des capacités des journalistes maghrébins face aux enjeux environnementaux et climatiques.
Il marque la troisième rencontre dédiée aux journalistes du Maghreb, après une première session en ligne sur le changement climatique en 2020, puis un atelier sur l’économie circulaire en 2024.
En ouverture, M. Julien Chambolle, secrétaire général d’Africa 21, a rappelé la vocation de l’organisation : être une plateforme de réflexion, de dialogue et de soutien à la mise en œuvre concrète du développement durable en Afrique.
Conférences, forum de prospective, revue électronique et accompagnement des acteurs de terrain — entrepreneurs verts et journalistes — constituent le socle de ses activités.
Il a souligné que le choix du thème de 2025 répond à une actualité internationale dense autour des océans, marquée notamment par la Conférence des Nations unies sur l’océan à Nice, l’entrée en vigueur de l’accord Bbnj sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales, l’accord de l’OMC sur les subventions à la pêche, les négociations toujours en cours sur un traité mondial contre la pollution plastique, ainsi que la Conférence internationale sur le financement du développement à Séville.
Autant d’événements qui, malgré des résistances politiques croissantes, démontrent que le multilatéralisme environnemental reste un espace vivant, capable de produire des cadres d’action communs.
Dans ce contexte, l’atelier de Tunis vise à outiller les journalistes pour décrypter ces dynamiques, en mesurer les implications régionales et les traduire pour le grand public.
Une mer stratégique, un écosystème à bout de souffle
Les interventions scientifiques ont rapidement mis en évidence le paradoxe méditerranéen : une mer qui ne représente que 1% de la surface océanique mondiale, mais qui concentre une richesse biologique exceptionnelle et une pression humaine extrême.
La Méditerranée figure parmi les principaux hotspots mondiaux de biodiversité, tout en étant l’un des bassins marins les plus exposés au changement climatique.
Dr Monia El Bour, présidente du comité C4 auprès de la Ciesm et membre du comité de pilotage du MedECC, a dressé un diagnostic sans concession.
Elle a rappelé que depuis le Sommet de Rio en 1992, l’écart ne cesse de se creuser entre les engagements internationaux en matière de développement durable et leur mise en œuvre effective.
La gouvernance environnementale demeure fragmentée, traitant séparément des problématiques pourtant étroitement liées : climat, eau, biodiversité, urbanisation et développement économique.
Avec plus de 500 millions d’habitants dans les pays riverains, dont une part importante concentrée sur le littoral, et près d’un tiers du tourisme mondial accueilli dans la région, la pression sur les ressources naturelles est devenue structurelle.
Dr El Bour a évoqué une transformation profonde du bassin méditerranéen, marquée par l’artificialisation des côtes, la surexploitation de l’eau, la multiplication des incendies de forêt et un réchauffement des eaux qui dépasse la moyenne mondiale.
Données scientifiques et signaux d’alarme
Les programmes de suivi à long terme, tels que Hydrochanges et T-MedNET, confirment une accélération du réchauffement des eaux de surface et de profondeur, accompagnée de vagues de chaleur marine responsables de mortalités massives d’espèces.
La Méditerranée enregistre également l’un des taux d’invasion biologique les plus élevés au monde, avec près de 1.000 espèces non indigènes recensées.
Face à ces bouleversements rapides, la science explore de nouveaux outils. Les technologies numériques et l’intelligence artificielle, à l’image du projet Prism, permettent désormais une visualisation tridimensionnelle des données et une meilleure anticipation des scénarios futurs.
Les projections présentées lors de l’atelier laissent présager une augmentation significative des phénomènes extrêmes d’ici au milieu du siècle, avec des coûts d’adaptation en forte hausse et des risques accrus pour les infrastructures côtières.
Des expertises multiples pour un défi systémique
La richesse de l’atelier résidait dans la diversité des approches. Antoine Lafitte, directeur par intérim du Plan Bleu (Pnue/PAM), a insisté sur la nécessité de dépasser la logique de réaction pour adopter une planification proactive fondée sur la surveillance et les scénarios prospectifs.
Les aires marines protégées ont été abordées par Yassine Ramzi Sghir (SPA/RAC) et Amjed Khiareddine (Notre Grand Bleu), qui ont rappelé que la protection de la biodiversité ne peut réussir sans l’implication des communautés locales et sans articulation avec les enjeux socioéconomiques.
La pollution, souvent invisible, a occupé une place centrale. Sana Ben Ismaïl (Instm) a démontré que le plastique ne se limite plus aux déchets visibles, mais s’infiltre sous forme de microplastiques dans l’ensemble de la chaîne alimentaire.
Nordine Zaâboub, du programme international Geotraces, a alerté sur la pollution chimique, aux effets cumulatifs et de long terme.
D’autres interventions ont abordé le dessalement de l’eau de mer, l’urbanisation côtière non maîtrisée et la surpêche, mettant en évidence des solutions techniques parfois nécessaires, mais risquées si elles ne s’inscrivent pas dans une vision intégrée des écosystèmes.
Gouvernance, financement et rôle clé des médias
Sur le plan institutionnel, Dhekra Gharbi, directrice générale au ministère de l’Environnement et point focal national du Plan d’action méditerranéen, a rappelé que cinquante ans de coopération régionale ont permis des avancées notables, mais insuffisantes face à l’accélération des crises.
La Méditerranée concentre aujourd’hui environ 7% des microplastiques mondiaux et se réchauffe 20 % plus vite que la moyenne planétaire.
Les représentants de la Banque africaine de développement, Diego Velasco et Javier Ost Fernández, ont souligné le déficit de financement de l’économie bleue en Afrique du Nord, appelant à des mécanismes financiers innovants et à un rôle renforcé des banques de développement.
Dans ce contexte, les médias apparaissent comme un levier stratégique.
Une session de formation dédiée aux journalistes a mis l’accent sur l’utilisation rigoureuse des sources scientifiques et sur la lutte contre la désinformation environnementale, en cohérence avec l’engagement d’Africa 21 aux côtés de l’Unesco pour l’intégrité de l’information.
Bizerte : le terrain pour ancrer les constats
Le dernier jour de l’atelier a conduit les participants à Bizerte, où l’observation de l’érosion côtière et des activités maritimes a permis de confronter les analyses théoriques aux réalités locales.
La visite du Musée océanographique Sidi-El Heni et de l’ancien port de pêche traditionnelle a illustré la relation étroite entre patrimoine, économie et fragilité écologique.
Au terme de ces trois jours, un constat s’impose : la Méditerranée n’est pas seulement un objet d’étude, mais un espace de choix collectifs.
Soit la science éclaire la décision et les médias assument leur rôle de médiateurs responsables, soit cette mer millénaire restera enfermée dans une gestion de crise permanente, au risque de voir s’éteindre l’un des écosystèmes les plus précieux de la planète.
Sarah BEN OMRANE