Ce qui s’est joué lors de la cérémonie de clôture des Journées cinématographiques de Carthage dépasse de loin un simple désaccord ou malentendu.
L’absence des jurys sur la scène, loin d’être un incident organisationnel, s’est imposée comme un acte lourd de sens, révélateur d’une crise profonde touchant à la légitimité symbolique et à l’indépendance même d’un des plus anciens festivals du Sud.
La Presse — La Déclaration du Grand Jury, rendue publique après les faits, lève le voile sur une séquence aussi confuse que préoccupante. Sa présidente Najoua Najjar, cinéaste palestinienne, y rappelle d’emblée la portée historique et morale de Carthage : « En ces temps particulièrement sombres, marqués par un génocide en Palestine, Carthage a toujours été bien plus qu’un festival.
Un espace de liberté de pensée, d’expression et de conscience ».
Cette phrase, à elle seule, inscrit l’incident dans une temporalité plus large : celle d’un monde en crise où les festivals engagés sont plus que jamais des lieux de résistance symbolique.
Or, ce qui s’est produit ce soir-là semble aller à rebours de cet héritage.
Pendant cinq jours, le jury international a visionné, débattu et délibéré avec rigueur.
Plus de six heures de discussions finales, un travail bénévole, assumé », précisent-ils, afin de garantir équité et exigence. Les motivations des prix ont été rédigées collectivement et transmises dans les délais à l’organisation.
Puis survient l’inattendu : « Le samedi matin, nous avons reçu un appel nous informant que les films lauréats seraient annoncés et présentés par des personnes autres que les membres du jury ».
Cette phrase est une onde de choc. Car dans tous les festivals internationaux, la remise des prix et l’énoncé de leurs motivations constituent l’aboutissement naturel du travail du jury.
Les déposséder de cette parole revient à en nier la fonction même.
Le jury refuse. Propose des alternatives. Fait preuve d’ouverture. Accepte même que « des personnalités montent sur scène », à condition que la parole critique et explicative demeure celle des jurés.
Une solution équilibrée, respectueuse des usages internationaux, est mise sur la table.
Une répétition générale a lieu à l’Opéra, les jurys sont explicitement rassurés : ils pourront présenter prix et motivations librement.
Puis, à quelques heures de la cérémonie, tout bascule à nouveau. « À 19h30, nous avons reçu un nouvel appel nous informant que nous revenions au point de départ », affirment-ils
Les motivations ne seront pas lues. Les prix seront remis par d’autres. Le jury est sommé de se taire.
La suite relève moins du scandale que de la tragédie silencieuse. Les jurés attendent, jusqu’à 21h15, dans le hall de l’hôtel. Aucun appel. Aucun dialogue. Aucune tentative de rattrapage.
Alors, unanimement, une décision est prise : ne pas assister à la cérémonie.
« Un jury international n’est pas une entité symbolique : il est au cœur de l’intégrité de tout festival. Réduire sa voix au silence revient à fragiliser les fondements mêmes de la liberté cinématographique ».
Cette déclaration fait écho, presque mot pour mot, à la lettre ouverte du réalisateur Brahim Letaïef, membre du jury de la compétition Première œuvre (Tahar Chriaa). S’adressant au Président de la République, il parle d’un « acte d’exclusion », d’un « précédent grave » et d’une blessure infligée non seulement aux jurys, mais à l’image de la Tunisie culturelle.
Ce que révèle la convergence de ces deux textes, c’est une vérité dérangeante : la décision ne relevait pas de la direction des JCC.
« Les décisions finales concernant le format de la cérémonie ont été prises à un niveau institutionnel et administratif dépassant l’autorité directe du festival », précise le Grand Jury.
Autrement dit, le problème n’est pas organisationnel, il est structurel. Il interroge frontalement la manière dont le champ culturel est aujourd’hui administré : qui décide de la parole légitime ? Qui apparaît sur scène ? Et surtout, qui est prié de se taire ?
Dans un festival historiquement aligné avec les luttes de libération, avec la Palestine, l’Afrique et les cinémas marginalisés, cette mise à l’écart des jurys sonne comme une dissonance majeure. Car Carthage n’a jamais été un simple tapis rouge.
Elle est un espace de pensée critique, parfois inconfortable, toujours nécessaire.
Le silence imposé aux jurys n’est donc pas un détail. Il est un symptôme.
Et comme souvent, ce sont les artistes qui en paient le prix, en choisissant, par dignité, l’absence plutôt que la compromission.
Reste une question, centrale, lancinante : peut-on encore parler d’un festival indépendant lorsque la parole critique y est conditionnée, filtrée, ou confisquée ? À cette question, ni les enveloppes scellées ni les cérémonies bien huilées ne suffiront à répondre.