Le Mouvement national de lecture est une initiative récente portée par des acteurs influents de la scène littéraire tunisienne.
Son objectif est de promouvoir la passion de la lecture à travers diverses activités.
Lors du samedi 20 décembre, une rencontre a été orchestrée avec Tahar Fazaa où il est revenu sur des étapes marquantes de sa carrière, dont notamment son choix vivement débattu d’écrire des livres en dialecte tunisien.
La Presse — La rencontre a été modérée par la journaliste Maryem Belkadhi. Elle a réuni un public nombreux dont des personnalités reconnues du monde littéraire comme Walid Ahmed Ferchichi, journaliste, écrivain, traducteur et fondateur de la maison d’édition Arcadia, Walid Boubaker de Hkeyet Editions, Sami Meksi qui a lancé la plate-forme Click2 Read et Wael Ben Othman de l’association Safahat.
Tahar Fazaa, qui a raconté la Tunisie à sa manière à travers ses livres et ses scénarios, a d’abord commencé à écrire en français.
« J’ai fait mes études à l’époque de la colonisation en langue française, je n’ai donc jamais maîtrisé l’arabe littéraire. C’était plus naturel pour moi de m’exprimer en français dans mes écrits », nous a-t-il raconté.
En effet, il a connu un énorme succès grâce à des titres phares, dont « Amour Humour Humeur », « Le journal d’un imbécile heureux » et « Alice au Pays des merguez ». Comment s’est-il converti à l’écriture en dialecte tunisien ?
« Quand j’ai ouvert ma maison d’édition, Faten, ma fille, m’a contacté pour m’annoncer qu’elle est en train d’écrire un livre qui n’est ni en français ni en arabe, mais, à ma grande surprise, en dialectal.
Je ne pensais pas au début que c’était un projet sérieux », nous a confié Tahar Fazaa. « Elle écrit sur son téléphone, ce qui ne m’a pas semblé professionnel.
Cependant, quand j’ai eu le livre entre les mains, j’ai été conquis et je me suis dit que je peux me permettre de prendre le risque et le publier. Après tout, pour chaque maison d’édition, il y a un livre ou deux qui ne se vendent pas.
Les librairies se sont contentées de prendre quelques exemplaires au début, croyant qu’ils auraient du mal à les liquider. Les ventes se sont pourtant comptées par milliers, devenant ainsi un véritable phénomène ».
Faten Fazaa peut alors être considérée comme étant pionnière dans l’écriture en dialecte tunisien.
Un choix qui a été débattu, même raillé, et qu’elle assume pleinement. « Secrets de famille » en est aujourd’hui à ses 30.000 exemplaires vendus.
« Quand j’en parle, je ne sais plus s’il faut dire que c’est malgré l’écriture en dialectal ou grâce à l’écriture en dialectal.
C’est ainsi que mon intérêt pour cette orientation littéraire a grandi. J’ai donc décidé de m’y lancer moi-même ». D’ailleurs, le succès de Faten Fazaa a incité de nombreux autres auteurs à emprunter la même voie.
Un choix qui a divisé les avis entre enthousiasme et réserve.
À la croisée de l’humour et du sérieux
Tahar Fazaa s’est intéressé à la collecte des proverbes et des énigmes (tchanchinet) purement tunisiens. Selon lui, c’est une tradition orale qu’il est important de sauvegarder, mais aussi de traduire pour la faire connaître en dehors de nos frontières.
D’ailleurs, il a récemment publié un essai vendu à près de 3.000 exemplaires.
« Le dialecte tunisien avec son humour authentique séduit un grand nombre de lecteurs.
On assiste même aujourd’hui à la chute de l’intérêt pour la littérature d’expression française avec, en parallèle, une montée fulgurante de l’anglais et de l’écriture en dialectal », affirme Tahar Fazaa.
Selon lui, c’est l’équivalent d’une langue avec toutes ses exigences grammaticales et linguistiques. Il a souligné dans ce sens qu’un peuple peut avoir plus d’une langue officielle, ou plus d’une langue de naissance.
Or, un Américain qui parle la langue anglaise n’est pas un Anglais, et maîtriser la langue portugaise ne fait pas des Brésiliens des Portugais.
Ainsi, notre langue mère est naturellement le dialecte que nous utilisons dans la communication quotidienne et qui exprime nos différentes émotions et nos états d’âme en toute spontanéité.
En plus des romans et des essais, l’écrivain a rassemblé dans ses livres des expressions populaires avec des constructions originales et des métaphores tant poétiques qu’ironiques.
Il a inventorié les slogans publicitaires de l’affichage urbain avec leurs jeux de mots originaux, les expressions cultes utilisées dans des situations courantes comme dans les administrations publiques et même des termes pour flirter.
« Je pense, en effet, que l’arabe littéraire se prête moins à l’humour, étant plus une langue savante », souligne-t-il en lisant des extraits auxquels l’audience a répondu par des rires et des applaudissements.
En plus du volet sarcastique, il a insisté sur le grand potentiel du dialecte populaire dans d’autres registres littéraires.
« Quand le premier livre de Faten a atteint la barre des 20.000 exemplaires vendus, nous avons pensé à le transcrire en arabe littéraire.
Il a perdu tout son attrait dans cette nouvelle version. La traduction a alourdi le style et altéré sa fluidité », poursuit Tahar Fazaa.
Cependant, il a déploré que les ouvrages en dialecte ne figurent pas parmi les achats du ministère des Affaires culturelles.
Ils ont pourtant accepté la traduction du roman de Faten Fazaa qu’il a faite lui-même en français.
Walid Ahmed Ferchichi a affirmé que les décideurs commencent récemment à changer leur regard envers la littérature en dialectal.
La preuve, « Al guichet, chobbek raqm 5 », une œuvre satirique et hilarante de Rim Alouane, a été acquise par le ministère.
Il a rappelé que certains auteurs ont même décroché des prix Nobel en utilisant un dialecte régional que seule une minorité parle, ce qui contredit certains jugements dévalorisants.
En réponse aux questions de l’audience, Tahar Fazaa a réprouvé l’introduction de termes étrangers dans notre langage tunisien, ce qu’il a appelé « La creolisation de la langue ».
Notre dialecte est, en effet, issu de l’influence de nombreuses langues et cultures dont la turque, l’andalouse, l’italienne, l’anglaise.
Le néologisme des réseaux sociaux et le langage texto ont été au centre d’un débat, entre moyen d’étoffer notre dialecte ou plutôt risque de perdre cette richesse, fruit des strates de civilisations successives.
La menace la plus importante reste selon lui celle du « guejmi », langage de certains quartiers populaires qui altère même la tonalité du dialecte et constitue un souci largement répandu dans tous les pays.
La discussion a également porté sur d’autres axes pertinents, comme la traduction des classiques littéraires en dialecte tunisien pour étendre leur portée, l’autocensure des écrivains puisque des passages peuvent s’avérer plus choquants en dialecte…
L’idée d’un dictionnaire qui répertorie les mots tunisiens et tient en considération les variations linguistiques entre les régions a été vivement accueillie par l’audience.
Une comparaison s’est également imposée avec le style de Dorra Fazaa, deuxième fille de l’écrivain et qui a opté pour l’arabe littéraire.
En dépit de leur qualité indéniable, ses romans n’ont pas pu atteindre les mêmes chiffre de vente ni la même popularité que son père et sa sœur.
Au final, il est clair que le dialecte tunisien s’impose dans le monde des lettres, tout naturellement, comme il s’est imposé dans la musique et à l’écran.
Le plus important est de favoriser la découverte littéraire et soutenir les créateurs dans ce domaine pour toucher un large auditoire et convenir à tous les goûts.