Tribune – Le poids de l’impôt et le fait générateur : Un déséquilibre méconnu du système fiscal tunisien
Par Skander SALLEMI, conseiller fiscal
La Presse — Le poids du système fiscal tunisien ne découle pas uniquement du niveau des taux ou du volume de la charge fiscale. Il réside aussi dans la manière dont la législation définit le fait générateur de l’impôt, c’est-à-dire la date ou l’événement à partir duquel l’impôt devient exigible. Autrement dit, la question n’est pas seulement combien on paie, mais quand et sur quelle base réelle l’impôt devient dû.
Des impôts dus sur des revenus non perçus
Il arrive fréquemment que des contribuables soient redevables d’impôts ou de taxes sur des revenus, bénéfices ou chiffres d’affaires non encore réalisés ou encaissés. Ce décalage résulte directement des dispositions légales relatives au fait générateur de l’impôt.
En matière de TVA et de droit de consommation, par exemple, le fait générateur intervient dès la facturation, la livraison de la marchandise ou la réalisation du service. Ainsi, un entrepreneur payé à terme ou confronté à l’insolvabilité de ses clients demeure tenu d’acquitter la TVA dès l’émission de la facture ou la livraison de la marchandise, indépendamment de tout encaissement réel.
Engagement ou encaissement : une distinction lourde de conséquences
Le cœur du problème tient à la distinction entre le système d’engagement et le système d’encaissement qui déterminent le moment où l’impôt devient exigible.
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Système |
Moment où l’impôt devient exigible |
ogique économique |
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Système d’encaissement |
A la date de la facturation, de la livraison ou de la réalisation du service, même sans paiemen |
L’impôt est calculé sur les opérations accomplies |
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Système d’encaissement |
A la date du paiement effectif |
L’impôt est calculé sur les opérations payées |
En Tunisie, la législation fiscale retient principalement le système d’engagement, aussi bien pour la TVA (article 5 du Code de la TVA) que pour l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés.
Ce choix, s’il favorise la rapidité du recouvrement fiscal, pénalise les entreprises exposées aux retards de paiement ou aux impayés. À l’inverse, le système d’encaissement — où l’impôt devient exigible seulement au moment du paiement effectif — convient davantage aux très petites entreprises (TPE), aux entreprises nouvellement créées ou à celles dont la trésorerie dépend fortement des délais de paiement des clients. Il leur permet de mieux gérer leurs flux de trésorerie et d’éviter de financer un impôt sur un revenu non encore perçu.
Quand la légalité fiscale devient un risque financier… voire pénal
Cette mécanique juridique devient particulièrement lourde en cas de vérification fiscale. L’administration, appliquant strictement la loi, réclame la TVA non versée à partir de la date de facturation, majorée de pénalités de retard. Dans les situations où ces montants représentent 30 % du chiffre d’affaires, le risque peut même devenir pénal. Les entreprises, fragilisées par des difficultés de recouvrement ou une conjoncture économique défavorable, subissent alors un double choc : financier et fiscal.
Le système, conçu pour sécuriser la recette de l’Etat, accentue paradoxalement les risques d’insolvabilité du tissu productif.
Un fait générateur en contradiction avec la nature même de la TVA
Le fait générateur de la TVA, tel que défini par l’article 5 du Code de la TVA, apparaît en contradiction avec la nature pécuniaire et réelle de cet impôt.
La jurisprudence fiscale tunisienne a, pourtant, déjà affirmé à plusieurs reprises que la TVA est un impôt sur la dépense effective, c’est-à-dire sur une transaction réellement encaissée. De même, pour l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés, la jurisprudence a consacré le principe de la réalité de l’impôt, rappelant qu’il ne peut frapper que des revenus effectivement réalisés.
Vers une réforme de cohérence économique
La question du fait générateur n’est pas technique : elle touche au cœur du rapport entre fiscalité et activité économique réelle. Une réforme en ce sens — alignant l’exigibilité de l’impôt sur la réalité des flux économiques — permettrait de réduire les tensions de trésorerie, d’améliorer la conformité volontaire et de restaurer la confiance entre contribuables et administration.
Adapter le système d’encaissement aux petites structures et aux entreprises en démarrage pourrait constituer un levier efficace de survie économique et de relance de l’investissement.
S.S.
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.