Tribune: Vérification fiscale et régulation des prix
Dans plusieurs dossiers récents de vérification, l’administration fiscale tunisienne a utilisé un argument pour le moins surprenant : le chiffre d’affaires déclaré par l’entreprise serait « insuffisant », car inférieur à celui que l’on aurait obtenu en appliquant les marges pratiquées dans le secteur.
Autrement dit, pour l’administration, si une entreprise ne dégage pas la marge « moyenne » de son secteur, elle est suspecte et doit être redressée. Ce raisonnement revient à imposer aux entreprises de s’aligner sur des marges théoriques, sous peine de voir leur chiffre d’affaires reconstitué artificiellement et leurs impôts augmentés. Une pratique qui alourdit la charge fiscale de sociétés déjà fragilisées, parfois en lutte pour leur survie.
Une régulation déguisée des prix
En agissant ainsi, l’administration fiscale se comporte comme une autorité de régulation des prix, rôle qui appartient en réalité au ministère du Commerce et aux instances de concurrence.
Elle décide implicitement quelle marge une entreprise « devrait » appliquer, ce qui défie le principe fondamental de liberté des prix inscrit dans la réglementation économique. Dans un cas récent, une société de commerce international, contrôlée par un centre régional de contrôle des impôts à l’Ariana, s’est vue imposer une marge forfaitaire de 30 %, y compris sur des produits exportés avec déclarations douanières.
L’administration est même allée jusqu’à appliquer la TVA sur cette base fictive.
Une logique poussée à l’extrême, qui ne manquait plus que d’un procès-verbal d’infraction pénale pour « sous-déclaration ».
La charge de la preuve inversée
Sur le plan juridique, la méthode interroge. Le Code des droits et procédures fiscaux (Cdpf) prévoit que l’administration doit s’appuyer sur des éléments objectifs : comptabilité, pièces justificatives, inventaires, contrats, relevés bancaires. En matière de redressement, c’est à l’administration de démontrer l’insuffisance déclarée, et non à l’entreprise de prouver sa bonne foi.
En imposant une marge sectorielle, l’administration ne produit pas de preuve matérielle.
Elle avance une hypothèse et la transforme en vérité fiscale contraignante. Cette inversion de la charge de la preuve est abusive : elle place l’entreprise dans une position d’accusée, sommée de démontrer qu’elle n’a pas dissimulé de revenus, alors qu’aucun élément concret ne justifie ce soupçon.
La jurisprudence, tant nationale qu’internationale, rappelle pourtant que les présomptions en matière fiscale doivent être graves, précises et concordantes.
Une marge moyenne appliquée indistinctement ne répond à aucun de ces critères.
Quand la comptabilité ne suffit plus
Cette pratique devient plus choquante encore lorsque l’entreprise dispose d’une comptabilité conforme aux normes, tenue régulièrement et appuyée par des pièces justificatives. En droit comptable et fiscal, une telle comptabilité bénéficie d’une présomption de sincérité : elle fait foi jusqu’à preuve du contraire.
En ignorant cette valeur probante pour lui substituer une marge arbitraire, l’administration renverse l’ordre de la preuve.
Elle ne conteste plus une irrégularité démontrée, mais la sincérité même de la comptabilité, sans justification objective. Ce faisant, elle introduit un climat d’incertitude et d’arbitraire, décourageant la transparence des contribuables.
Une vision figée de l’économie
Dans la majorité des cas, l’administration fiscale applique la même marge pour toutes les années couvertes par la vérification, comme si la réalité économique et les conditions du marché étaient stables et immuables. Or, les dernières années ont été tout le contraire : elles ont été marquées par une forte instabilité des prix de la logistique, des matières premières et des devises internationales.
La pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, les tensions persistantes au Moyen-Orient ont bouleversé les chaînes d’approvisionnement mondiales, faisant flamber les coûts et provoquer de brusques variations de marges. A cela s’ajoutent une inflation galopante et un renchérissement du coût du financement, qui ont pesé lourdement sur les résultats des entreprises.
Cette situation touche particulièrement les PME et les entreprises nouvellement créées, qui disposent de peu de réserves pour absorber ces chocs.
Pour elles, réduire les marges est souvent une condition de survie : conquérir une clientèle, écouler des stocks, ou simplement rester compétitives face à des acteurs plus solides.
Dans un tel contexte, prétendre qu’une entreprise aurait dû maintenir une marge fixe et uniforme relève d’une fiction économique. Cela revient à ignorer les cycles de crise et d’adaptation que traversent les acteurs économiques, et à leur imposer une norme irréaliste, contraire à la logique du marché.
Des marges au cœur de la gestion,
pas de la fiscalité
Il faut rappeler que la fixation des marges relève de la liberté de gestion des entreprises. Dans un environnement concurrentiel, les marges peuvent être réduites volontairement pour conquérir des parts de marché, écouler un stock, ou s’adapter aux coûts d’approvisionnement.
Dans certains secteurs comme le commerce international, les marges dépendent de paramètres complexes : logistique, fluctuations monétaires, contraintes douanières, standards internationaux…
Peut-on raisonnablement attendre d’un inspecteur fiscal qu’il détermine la marge « juste » dans de tels contextes techniques? Une telle appréciation relève davantage d’un travail d’expert indépendant que d’un contrôle administratif.
Pour un contrôle basé sur des preuves, non sur des présomptions
En reconstituant artificiellement les chiffres d’affaires à partir de marges sectorielles, l’administration fiscale s’attribue un rôle qui n’est pas le sien. Elle s’écarte de sa mission de contrôle pour s’ériger en arbitre du marché.
Une réforme s’impose : clarifier que la reconstitution du chiffre d’affaires doit reposer exclusivement sur des éléments objectifs et vérifiables, et interdire explicitement le recours aux marges sectorielles comme base de redressement.
C’est à ce prix que l’on pourra rétablir la confiance entre l’administration et les contribuables, et garantir un système fiscal fondé sur la preuve, non sur la suspicion.