Chroniques de la Byrsa Gabès – deux ou trois choses que je sais d’elle (II) : Le cadeau empoisonné
La Presse — Les années 70 du siècle dernier ont marqué un tournant majeur dans l’histoire de la Tunisie contemporaine. Il n’est pas question, ici, de procéder à l’évaluation de ce virage, mais un rappel sommaire du contexte dans lequel s’est effectuée cette transition est nécessaire pour en éclairer la portée.
Fin des années 60, le pays sortait exsangue d’une décennie dite de «socialisme destourien» qui a vu , à travers un «plan de développement économique et social décennal», la mise en place d’un système inspiré du modèle suédois qui alliait développement économique et progrès social. Chez nous, l’expérience a été conduite à marche forcée dans un contexte politique, économique, psychologique et même climatique défavorable. Ce qui a provoqué un rejet massif du modèle par une population éprouvée par les privations et les méthodes autoritaires du pouvoir en place.
Le bilan de cette politique était-il pour autant si négatif que ça ? Certainement pas. Dans son souci d’impulser un développement global et intégré, le promoteur de cette politique, le quintuple ministre (planification, finances, économie, affaires sociales et éducation !), Ahmed Ben Salah, s’est employé à mettre en place des pôles de développement économique dans toutes les régions du pays, chacune en fonction de sa position géographique et de ses ressources naturelles.
D’où, par exemple, la raffinerie de pétrole, l’industrie métallurgique et le chantier naval à Bizerte, la raffinerie de sucre à Béja, l’usine de cellulose à Kasserine, le port de pêche de Kélibia, les industries mécaniques au Sahel. D’autres projets étaient dans le pipe pour d’autres régions.
Et Gabès ? Elle était destinée à devenir un pôle touristique eu égard à ses richesses patrimoniales naturelles et culturelles que nous avons énumérées en partie dans notre dernière livraison.
La chute brutale du «super ministre» et l’effondrement de sa politique ont ouvert une voie royale à un libéralisme sauvage et à son corollaire, l’affairisme débridé, nécessairement entaché de malversations. Combien de projets foireux n’ont-ils pas été mis en chantier juste pour détourner les subventions ?
Des usines réformées par dizaines ont été importées d’Europe («la plus grande briqueterie d’Afrique» ou une fabrique de pneus) qui ont fonctionné quelques mois pour fermer tout de suite après. On peut inscrire le fameux complexe de la NPK de sinistre mémoire importé de Suède à Sfax dans le même type de démarche.
Il en va tout autrement de Gabès. Cette région est connue pour sa résistance farouche au colonialisme français du temps du protectorat et pour le soutien décisif qu’elle a apporté au leader Habib Bourguiba dans sa confrontation avec son rival Salah Ben Youssef à l’aube de l’indépendance.
Et, en quelque sorte en guise de récompense pour cette fidélité, le régime a décidé en 1972 d’y implanter une unité (les Industries Chimiques Maghrébines – ICM) afin d’y développer des dérivés du phosphate en vue de valoriser cette ressource et… pour améliorer ses réserves en devises. Le projet a, certes, généré beaucoup d’emplois et de recettes, mais nous en savons aussi le prix en termes de pollution. Sans compter la dilapidation d’une ressource parmi les plus précieuses : l’eau. En effet, l’extraction du phosphate se fait principalement par l’exploitation minière de gisements de roche phosphatée.
Après extraction, la roche est concassée puis lavée afin de livrer le phosphate qui surnage dans les bassins des laveries. Le minéral est ensuite transporté par convoi ferroviaire jusqu’à Gabès où il est à nouveau lavé avant d’être traité chimiquement avec de l’acide sulfurique pour produire de l’acide phosphorique, la base des engrais phosphatés.
Dans cette opération, le solde est incontestablement négatif pour la ville et la région de Gabès. Tout est-il pour autant perdu ? Ce n’est pas dit. Nous verrons pourquoi dimanche prochain.