Dorsaf Hamdani s’est imposée sur la scène musicale tunisienne grâce à sa voix et à sa présence scénique. Artiste multiculturelle et engagée, elle a mené une carrière riche en collaborations et jalonnée de succès. Dans cette interview, elle revient sur ses choix artistiques et ses nouveaux projets.
Vous chantez des répertoires très différents, le malouf, chansons orientales, chanson françaises.. Lequel de ces styles trouvez-vous qu’il vous représente le plus et auquel vous pouvez vous identifier ?
Je ne vois pas pourquoi un chanteur devrait se spécialiser dans un genre. C’est comme pour un acteur, il peut endosser à chaque fois un personnage nouveau. Un chanteur qui n’interprète qu’un registre particulier serait exactement comme un acteur qui opte pour un genre de rôles unique et qui décide de l’adopter pour toute sa carrière. Je suis polyvalente et ma personnalité artistique est ainsi faite. Cependant, je pense que le style dans lequel j’excelle le plus est le tarab. J’aime tout ce qui provoque l’extase quand on l’écoute et où il y a une grande marge de montrer les capacités vocales, qu’il soit tunisien ou oriental. J’y sens plus d’émotions, plus de profondeur..
Vous travaillez sur des répertoires musicaux très exigeants. Comment faites-vous le choix de vos projets à chaque fois ?
C’est une question d’état d’âme, à chaque période un concept qui me parle le plus. Et puis, il y a des expériences qui se sont imposées par elles-mêmes. J’ai travaillé sur le tarab dans « Les Princesses du chant arabe » avec lequel j’ai fait une tournée en Tunisie et même à l’étranger. A un certain temps, j’ai beaucoup collaboré avec l’Institut français de Tunisie et je me suis sentie plus proche de la culture française. J’avais même un producteur français.
On m’a proposé, comme je faisais beaucoup de concerts en France, l’idée d’allier les cultures arabe et française dans un seul projet, et c’est ainsi qu’est né « Barbara-Fairouz ». J’ai même fait des recherches sur la musique soufie à une période où elle me touchait énormément et j’en suis sortie avec le spectacle « Ye Mawlana ».. Je dirai donc qu’il y a un développement personnel plus intime qui va en parallèle avec le développement artistique. On ne peut pas séparer ces deux axes.
Votre dernier concert avec la Rachidia a été marqué sold out bien que la nouba qui était programme soit présentée au public pour la toute première fois. Comment expliquez-vous cette curiosité et cet engouement du public pour un contenu qu’il ne connaît pas auparavant ?
La Rachidia est un concept à part entière. Elle a été fondée pour assurer la continuité de la chanson tunisienne, ce qui suppose un volet dynamique. Il y a donc constamment des créations à découvrir et elle prend une nouvelle peau à chaque fois. Un rapport de crédibilité et de confiance s’est tissé avec le public au fil des années.
De plus, la Rachidia a récemment opté pour une stratégie de communication innovante. Différents médias ont annoncé ce concert qui célèbre le 90e anniversaire de l’institution mais aussi le centenaire du grand musicien Salah El Mahdi. Introduire la nouvelle nouba est un événement marquant, c’est la treizième qui vient s’ajouter aux douze autres déjà connues. Et, le fait de miser sur des artistes appréciés par le public a contribué au succès du concert : le maestro Nabil Zammit, Mohamed Ben Salah et moi-même. Toute la troupe était de haut niveau, les choristes ont également excellé.. Le public réclame même de nouvelles dates. Je vois aussi que les Tunisiens se détournent actuellement de plus en plus de certains produits médiocres qui se sont imposés autrefois. Il y a de la nostalgie et un regain d’intérêt pour tout ce qui est authentique et qui reflète notre identité et notre patrimoine.
Vous avez également une série de concerts prévue en hommage à Oum Kolthoum avec le maestro Jihed Jebara. Pouvez-vous nous en donner plus de détails ?
Je suis née en 1975, soit l’année de la disparition d’Oum Kolthoum. J’étais toute petite quand je l’ai appris et cette coïncidence m’a particulièrement émue. La communauté arabe est en train de lui rendre hommage à travers des événements partout dans le monde.
J’ai déjà inauguré le Festival arabesque de Montpellier avec un concert autour de ses œuvres. En reprenant ses chansons à l’Opéra de Montpellier, je me suis sentie habitée par son âme. Cette soirée a été mémorable, surtout en présence d’un public enthousiasmé, d’où l’idée de renouveler l’expérience en Tunisie.
Quels sont les concerts qui ont marqué des tournants dans votre carrière musicale ou qui ont été particulièrement émouvants pour vous?
La liste est longue. Je peux en citer un à Hammamet avec Fawzi Chekili pour le projet « Alwen », mon concert à l’Opéra du Caire, à l’Opéra de Damas..
J’ai chanté « Barbara-Fairouz » au Liban dans la ville natale de cette icône de la musique arabe et donc devant un public très exigeant. Nous avons joué ce spectacle en France également, en présence de la communauté de fans de Barbara. C’était un défi à chaque fois comme je suis perfectionniste et que je ne prends jamais mes prestations à la légère. Je me rappelle aussi un grand concert en France que j’ai failli rater à cause d’un problème de rendez-vous du visa. Je suis arrivée le jour-même, une heure à peine avant de me produire sur scène.
Cette montée d’adrénaline et la tension que j’ai vécues ont été évacuées devant le public dans une prestation d’une énergie inégalable. Chaque épreuve couronnée de succès et de bonheur porte finalement son lot de stress. Je me souviens aussi de mes spectacles aux pays du Golfe, au Canada.. En Tunisie, il y a eu des moments forts dont le festival « Rouhaniet » à Nafta, chanter avec Zied Gharsa à Carthage.. L’année dernière, j’ai fait un spectacle à la Rachidia où j’ai senti une osmose exceptionnelle avec le public. C’est ce qu’il y a de plus beau dans une vie d’artiste !
On sait que vous avez fait vos études à la Sorbonne et que vous êtes titulaire d’un doctorat. Dans quelle mesure la formation académique a-t-elle été importante dans votre carrière ? Et, pensez-vous qu’elle est indispensable pour un chanteur d’une manière générale ?
Il faut avoir les connaissances qu’il faut pour comprendre le jeu des musiciens et savoir choisir les chansons qui mettent en valeur sa voix, surtout pour les répertoires particulièrement difficiles. C’est aussi un savoir très utile pour rectifier certaines situations sur scène. Il faut donc du talent, une formation académique et surtout la présence scénique qui fait passer l’émotion.
Est-ce que vous avez fait une carrière universitaire en parallèle avec votre carrière de chanteuse ?
J’ai commencé à enseigner à mes débuts puis j’ai dû arrêter car je ne voulais pas faire les choses à moitié. C’était surtout une question de régularité de présence, chose que je ne pouvais pas assumer avec mes activités d’artiste sur scène. Je participe toujours à des conférences, je fais des masterclass… Je compte retourner à l’enseignement car je crois en l’importance de la transmission du savoir, mais pour le moment, je continue à me consacrer au chant.
Compte tenu de votre expérience, et comme vous avez été l’année dernière à la tête des Journées Musicales de Carthage, qu’est-ce qui explique à votre avis que les nouvelles productions musicales tunisiennes ne se hissent que très rarement au rang des tubes, contrairement à ce que l’on voit dans d’autres pays ?
Il faut beaucoup de facteurs pour créer un tube : un travail sur les paroles, la mise en musique, l’interprétation, mais aussi la promotion. Les médias doivent donner plus de marge à nos chanteurs. Il faut également investir beaucoup plus dans le digital pour atteindre un public plus large.
On voit aujourd’hui des jeunes qui chantent bien et qui n’arrivent pourtant pas à se faire connaître. En plus d’une belle voix, quels atouts les artistes doivent-ils avoir, selon vous, pour faire carrière ?
Il y a une énorme concurrence aujourd’hui. La plupart rêvent de succès rapide et facile, surtout avec les émissions de découverte de talents où l’on parle même de phénomènes qui montent en flèche. Or, il s’est avéré que c’est un succès éphémère dans la plupart des cas. Les réseaux sociaux ont ouvert des champs si incroyables que certains talents confirmés se trouvent dilués dans la foule. Il faut savoir s’accrocher, persévérer, être patient.. C’est ce que je dis toujours à mon fils qui fait de la musique électronique. Ça ne sert à rien de se sentir victime et personne ne devient star sans épreuves. Il ne faut pas lâcher. De plus, il faut savoir se démarquer pour se faire un nom. Travailler son charisme est très important dans ce sens, coordonner sa gestuelle, avoir de l’esprit, de l’énergie, une âme qui se ressent sur scène et qui arrive à toucher le public. Autrement, ça devient une interprétation monotone, même avec une voix magnifique. Des fois, on sent ce blocage avec les chanteurs dans les prestations en direct. Certains n’ont malheureusement pas conscience de l’importance de ces aspects.


