« Barry Lyndon » en 4K aux JCC : La splendeur retrouvée d’un chef-d’œuvre
Il y a des films qui ne vieillissent pas. Ils patientent. « Barry Lyndon » de Stanley Kubrick fait partie de ceux-là.
Cinquante ans après sa sortie, le chef-d’œuvre du cinéaste américain s’est offert une résurrection somptueuse à l’occasion de cette date anniversaire, une projection au festival de Cannes en version restaurée 4K puis aux Journées cinématographiques de Carthage.
Un événement rare, d’une importance cinéphilique incontestable, presque historique.
Et pourtant, un rendez-vous passé à côté de l’onde de choc qu’il méritait.
La Presse — Voir « Barry Lyndon » sur grand écran, dans sa version restaurée, relève moins du simple visionnage que de l’expérience sensorielle.
Chaque plan, composé comme un tableau du XVIIIe siècle, retrouve une profondeur, une vibration, une matière que les copies anciennes ou les écrans domestiques ne pouvaient restituer.
Les célèbres scènes éclairées à la bougie, prouesse technique devenue légendaire, gagnent ici une densité presque tactile.
La lumière n’éclaire pas, elle sculpte. Elle enveloppe les corps, les visages, les silences. Kubrick, contrairement à l’idée d’un cinéaste froid et ostentatoire, impose une beauté retenue, rigoureuse, presque morale.
Une esthétique qui n’écrase pas le récit mais le sert, avec une précision d’orfèvre.
Adapté du roman The Luck of Barry Lyndon de William Makepeace Thackeray, publié en 1844, le film raconte l’ascension et la chute de Redmond Barry, un fermier irlandais devenu Barry Lyndon par ambition sociale.
Mais derrière le récit en costumes, Kubrick signe une satire implacable des mécanismes de classe, de l’illusion de la réussite et de la violence feutrée de l’ordre social.
Barry est un intrus permanent : il mime les codes de l’aristocratie sans jamais en posséder la substance. Il avance par opportunisme, par calcul, par mimétisme jusqu’à l’inévitable chute.
Là où le roman confiait le récit à Barry lui-même, narrateur vaniteux et peu fiable, Kubrick choisit un narrateur extérieur, froid, presque funèbre.
Une voix qui annonce parfois les événements avant qu’ils ne surviennent, retirant toute illusion de suspense pour mieux souligner la fatalité. Tout est écrit d’avance. L’ascension porte en elle sa propre ruine.
La restauration 4K permet de mesurer à quel point « Barry Lyndon » est un film de rythme, de durée, de respiration. Un film qui refuse la frénésie, qui impose son tempo lent, contemplatif, presque à contre-courant de notre époque.
C’est sans doute là que réside aussi la difficulté de sa réception aujourd’hui et peut-être l’une des raisons pour lesquelles cette projection, pourtant exceptionnelle, n’a pas suscité l’écho attendu.
Aux JCC, la salle n’était pas pleine. Le film, long de plus de trois heures, exigeant, sans concession, semblait dialoguer surtout avec les convaincus : cinéphiles avertis, critiques, universitaires, amoureux du cinéma comme art du temps long.
Peu de jeunes publics, peu de médiation autour de l’événement, peu de contextualisation pour accompagner cette œuvre monumentale.
Et pourtant, « Barry Lyndon » parle puissamment à notre présent. Il raconte l’obsession du statut, la violence sociale déguisée en bonnes manières, l’exil intérieur de ceux qui cherchent à appartenir à un monde qui ne veut pas d’eux.
Kubrick y filme des sociétés policées traversées par la brutalité, des guerres menées avec élégance, des mariages comme transactions économiques.
Rien de si lointain. Il y a aussi, dans ce film réputé froid, l’une des scènes les plus bouleversantes de toute l’œuvre de Kubrick : la mort du fils de Barry.
A cet instant, la rigidité picturale se fissure, la mise en scène s’adoucit, et le cinéaste laisse affleurer une douleur nue, presque insoutenable.
Comme si, derrière la mécanique sociale, subsistait malgré tout une humanité blessée.
Présenter « Barry Lyndon » en version restaurée aux JCC, nous l’attendions un geste fort, presque politique : rappeler que le cinéma est aussi un art de la transmission, de la mémoire, de la redécouverte.
Mais un geste qui aurait gagné à être accompagné, amplifié, partagé. Une projection-événement ne vit pleinement que si elle rencontre son public, si elle provoque discussion, trouble, fascination.
Reste la beauté. Immense. Intacte. Silencieuse. « Barry Lyndon » en 4K demeure une leçon de cinéma, un film canonique qui continue d’influencer tant de cinéastes.
Aux JCC, il s’est offert comme un joyau discret, admiré par quelques-uns, peut-être manqué par beaucoup.

