Sadok Belaid, professeur de droit constitutionnel, à La Presse : « Il faut faire appel à des compétences indépendantes pour réfléchir à un nouveau régime politique »

Longtemps critiqué par les observateurs de la scène politique et nationale, le régime politique instauré depuis 2014 en Tunisie a-t-il atteint ses limites ? Si pour certains il est grand temps de commencer à réfléchir à un nouveau régime politique qui rime avec les actuels défis auxquels est confrontée la Tunisie, force est de constater que tout régime politique est largement dépendant du régime électoral lui-même, qui serait, pour le cas tunisien, à l’origine de multiples crises et blocages politiques.

C’est dans ce contexte politique perturbé par une crise de gouvernement et de confiance qui s’est installée au sein de la coalition au pouvoir que certaines voix se sont élevées pour appeler à prévoir une relecture de l’actuel régime politique en vue de corriger la copie. S’exprimant à La Presse, le professeur de droit constitutionnel Sadok Belaïd a jugé nécessaire de changer le régime politique en Tunisie tant les crises politiques sont devenues interminables. Selon ses dires, cela passe forcément par la révision de l’actuel régime politique en vue de déterminer ses lacunes. «Il faut faire appel à des compétences nationales indépendantes pour réfléchir à un nouveau régime politique et électoral qui réponde aux aspirations de la population mais aussi qui soit construit en fonction des exigences et de la composition de la vie politique en Tunisie», nous a-t-il expliqué, tout en assurant qu’il n’existe pas de modèles standards à appliquer. «Nous ne pouvons pas appliquer en Tunisie des modèles standards comme le régime présidentiel français. Tout pays a son contexte politique et ses environnements sociaux. En Tunisie, le régime mixte auquel nous avons fait appel a montré ses limites, il fallait que chaque intervenant ait ses pouvoir, mais actuellement nous évoluons dans un paysage de désordre politique, réfléchissons ensemble à un nouveau régime, faisons appel à des personnalités complètement détachées des intérêts politiques et laissons à part les modèles préfabriqués», a-t-il ajouté, rappelant qu’il faut mettre en place également tout un modèle sociétal.

Unanimité face au blocage politique

Lors d’une récente conférence de presse organisée par le Collectif citoyen Soumoud (résistance) sur le thème «Le système politique sous la loupe : crise de la gouvernance de l’Etat», les constitutionnalistes étaient unanimes pour appeler à un changement de régime politique en Tunisie, de manière à assurer de meilleurs équilibres sur la scène politique et parlementaire et éviter de nouveaux blocages. Car pour eux, le régime politique, qui dépend également du régime électoral, se présente comme la principale cause de la crise de gouvernance de l’Etat. Ainsi, la nécessité de l’analyser et de comprendre ses dysfonctionnements s’impose-t-elle aujourd’hui dans ce contexte politique conflictuel.

Qualifiant d’hybride l’actuel régime politique, Amin Mahfoudh, professeur de droit constitutionnel, estime qu’en faisant la lecture de la Constitution, il serait difficile de «dégager la nature du régime politique tel que défini par les textes constitutionnels». Selon ses dires, en observant de près la Constitution, mais aussi tous les textes juridiques régissant la scène politique en Tunisie à l’instar de la loi électorale et du décret-loi portant organisation des partis politiques, on s’aperçoit de l’échec du système politique tunisien. «Les dispositions de l’article 89 de la Constitution ont plongé le pays dans une confusion qui a duré plus de 4 mois avant d’aboutir à un gouvernement, qui plus est ne jouit pas d’un soutien parlementaire confortable», a-t-il déploré.

Même son de cloche chez l’ancien président de l’Instance des élections (Isie), Chafik Sarsar, qui a qualifié le paysage politique et partisan en Tunisie de «malade», soulignant que les partis politiques, dont le nombre s’élève à 224, sont au cœur de la crise de gouvernance de l’Etat.

Retour aux origines

Avant les événements de la révolution tunisienne de 2011, le régime politique, mais aussi toute activité politique, étaient largement dominés par le régime pratiquement d’un seul parti, sous les présidents Habib Bourguiba puis Zine El Abidine Ben Ali. La révolution tunisienne ayant provoqué la chute du régime totalitaire de Ben Ali a permis de tenir des élections en 2011 et d’adopter en 2014 un nouveau régime politique appelé mixte ou hybride distribuant les pouvoirs entre le parlement et les présidences du gouvernement et de la République.

L’Assemblée constituante élue le 23 octobre 2011 avait adopté en 2014 une nouvelle Constitution prévoyant, en effet, un régime parlementaire mixte avec un exécutif bicéphale, démocratique et multipartite. Un régime politique qui n’a pas réussi à anticiper de multiples crises politiques, mais aussi sociales qui se sont notamment manifestées par la chute de plusieurs gouvernements à la suite de blocages politiques et sociaux.

Aujourd’hui, comme le soulignent les observateurs de la scène nationale, l’actuel paysage politique et social renvoie à des prémices d’une crise qui menacera même la stabilité du pays dans un contexte régional délicat. Et pour cause, des divergences et une absence d’entente au sein de la coalition gouvernementale, un conflit d’intérêts qui pèse lourdement sur le locataire de La Kasbah et un parlement voué à une situation de blocage interminable et une effervescence sociale qui ne cesse de s’aggraver face à la détérioration de la situation économique.

Dans ce contexte politique tendu, l’Union générale tunisienne du travail (Ugtt) a brisé le silence pour réclamer ouvertement l’organisation d’un référendum pour solliciter un changement de régime politique. Le secrétaire général de l’Ugtt, Noureddine Taboubi, a, en effet, appelé à l’organisation d’un référendum en vue d’opérer un changement du système politique. Cet appel a forcément appuyé la position du Chef de l’Etat, Kaïs Saïed, qui avait construit sa campagne électorale autour d’un seul projet, celui de mettre en place un nouveau régime politique en Tunisie, bâti notamment sur la gouvernance locale.

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