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Déglobalisation et multicrises : Une opportunité pour repositionner la Tunisie

  • 2 novembre 18:30
  • 7 min de lecture
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Déglobalisation et multicrises : Une opportunité pour repositionner la Tunisie

Face à un monde bipolaire en gestation, la déglobalisation ne doit pas être perçue comme une menace, elle pourrait devenir un  catalyseur de changement pour une économie comme celle de la Tunisie. À condition de miser sur le savoir, l’innovation et une meilleure ouverture vers l’Afrique, le pays pourrait tirer parti d’un nouvel ordre économique mondial.

La Presse — Quelle posture la Tunisie doit-elle adopter face au mouvement de déglobalisation qui s’accélère aujourd’hui sur fond de tensions géopolitiques ?

Cette question, parmi d’autres liées à la résilience économique face aux multiples crises, a été débattue lors du colloque international récemment organisé par le Laboratoire d’intégration économique internationale (LIEI) de l’Université de Tunis El Manar.

Présidé par Fatma Marrakchi, professeure en sciences économiques, cet événement scientifique a réuni d’éminents économistes tunisiens et internationaux. 

Un mouvement de déglobalisation en cours

Répondant à une question sur l’impact de la déglobalisation sur l’économie tunisienne, l’économiste Mongi Safra a, d’abord, souligné que ce phénomène sera irréversible, car il est sous-tendu par des raisons politiques, contrairement aux crises économiques et financières survenues au cours des dernières décennies, telles que la crise du Covid ou celle des subprimes.

Il a expliqué que ce mouvement a été amorcé par les Etats-Unis, au moment où un géant chinois de la tech tentait de s’introduire dans les entreprises technologiques américaines. Cette vague de protectionnisme a donc été déclenchée par les Etats-Unis, dont la protection commerciale reste faible (de l’ordre de 2 %) en comparaison avec les autres pays de l’Ocde.

Selon lui, ce phénomène devrait se poursuivre jusqu’en 2050, période durant laquelle un monde bipolaire se dessine. Il a ajouté qu’il revient à la Tunisie de tirer profit de ce mouvement, rappelant que, même si le pays est historiquement proche des Occidentaux sur les plans culturel et commercial, il a toujours su entretenir de bonnes relations avec d’autres régions du monde.

“C’est de notre devoir d’en tirer le meilleur profit, sans remettre en cause nos accords et nos engagements avec l’Union européenne, étant donné le caractère historique de ces relations, notamment en ce qui concerne les IDE des PME”, a-t-il expliqué.

Mongi Safra a indiqué, à cet égard, que la Tunisie, à l’image de l’Inde, cherche aujourd’hui à attirer les IDE des grandes entreprises, notamment asiatiques, “qui sont en mesure de nous apporter les technologies”.

“Bien que l’Inde ait eu d’énormes différends avec la Chine, elle a aujourd’hui plié pour acquérir la technologie, car elle n’a pas suffisamment investi dans la recherche et le développement, contrairement à la Chine”, a-t-il poursuivi, ajoutant que les compétences tunisiennes à l’étranger, en revenant dans leur pays, peuvent contribuer à ce transfert technologique.

Une ouverture vers l’Afrique 

Interrogé sur les risques de détournement des trafics des investissements induits par la déglobalisation, l’économiste a estimé que ce risque concerne surtout les secteurs du cuir et du textile.

“C’est la raison pour laquelle j’insiste pour que nos engagements avec l’Union européenne se poursuivent.

Les investissements dans ce secteur constituent une source majeure d’emplois en Tunisie et un complément de revenus pour de nombreuses familles, notamment les femmes qui y travaillent”, a-t-il précisé.

En revanche, les industries mécanique et électronique sont, selon lui, bien loties car  la Tunisie a pu acquérir la technologie dans ces filières. 

“J’espère que nous ferons encore mieux. La croissance dans ce secteur est restée soutenue malgré toutes les crises récentes”, a-t-il souligné.

Safra a ajouté que, dans les secteurs dépendants de la consommation européenne — dont les produits sont fabriqués localement à hauteur d’un tiers seulement, mais qui ont contribué au développement de plusieurs régions —, la Tunisie doit chercher une ouverture vers l’Afrique.

Il a appelé, dans ce contexte, les partenaires européens à ne pas mal interpréter le phénomène de “trade creation – trade diversion” qui se manifestera dans les cinq prochaines années, suite à l’activation de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), afin qu’ils ne réagissent pas de manière indirecte à travers des contraintes quantitatives déjà nombreuses.

Miser sur l’innovation et le savoir

Articulant son intervention autour des nouveaux moteurs et processus de croissance, l’économiste et ancien ministre, Abderrazak Zouari, a expliqué que l’innovation et le savoir jouent désormais un rôle central dans la croissance économique.

S’appuyant sur les travaux des prix Nobel d’économie 2024 et 2025, il a rappelé que trois principales idées structurent aujourd’hui la réflexion sur la croissance.

La première idée est que la croissance repose sur un processus cumulatif du progrès du savoir; l’innovation requiert un environnement institutionnel favorable  et enfin l’innovation détruit les rentes existantes, nécessitant un cadre concurrentiel propice à l’émergence de nouvelles entreprises innovantes.

Ainsi, Zouari estime que la Tunisie ne pourra sortir de la “trappe des pays à revenu intermédiaire” qu’en misant sur l’innovation et le savoir. “N’est-il pas temps de repenser notre système de formation, d’éducation et de recherche et développement ?” s’est-il interrogé.

Il a poursuivi en rappelant que les économistes Prix Nobel en 2024 ont mis en évidence le rôle déterminant des institutions dans les choix économiques d’une société et, par conséquent, dans son développement à long terme.

Soulignant qu’il existe deux types d’institutions, en l’occurrence inclusives et extractives, il s’est interrogé si  “Les institutions actuelles, qui datent des années 1970, ne sont-elles pas devenues extractives ?” Zouari a ainsi plaidé pour des réformes basées sur deux piliers : le changement institutionnel et la promotion du savoir et de l’innovation.

Prenant l’exemple de la gouvernance de l’emploi, il a pointé du doigt l’efficacité limitée du dispositif de l’Aneti, qui a, selon ses dires, un coût d’investissement énorme (le taux d’intégration des diplômés formés ne dépasse pas les 30 %).

Il a également mis l’accent sur la faible valorisation de la recherche scientifique : seules 7 % des entreprises tunisiennes disposent d’un département de R&D. “Le département R&D de la Compagnie des phosphates a pratiquement disparu, alors qu’il était jadis un pôle important”, a-t-il regretté.

Enfin, il a appelé à la mise en place d’une loi similaire à la loi 72, afin de développer le secteur des TIC, soulignant que la principale réforme nécessaire dans ce domaine concerne la révision du code des changes.

Des réformes sans coût budgétaire

De son côté, l’économiste Habib Zitouna a estimé que, dans la conjoncture actuelle marquée par un espace fiscal limité en raison des contraintes de dette, mais aussi des contraintes budgétaires, le gouvernement tunisien peut envisager des réformes ne nécessitant aucun financement, telles que l’amélioration de la concurrence, des incitations à la recherche et au développement, ou encore l’adaptation des règles du jeu économique.

Auteur

Marwa Saidi